Le cabinet de la Dre Christina Duong ressemble à n'importe quel cabinet de médecin : une table d'examen, un petit bureau et un lavabo. Mais son emplacement, lui, est tout sauf ordinaire.

La médecin de famille rencontre ses patients au troisième étage du refuge de la Mission Old Brewery, dans une clinique destinée spécifiquement aux sans-abri.

Le projet est novateur au Québec.

Ainsi, mercredi dernier, la médecin de famille a vu ses premiers patients. Deux en une matinée. Cela peut paraître peu, mais la Dre Duong doit prendre son temps.

Les deux septuagénaires sont méfiants. Une collègue infirmière a mis des jours, voire des semaines à les convaincre de rencontrer un médecin. Leur cas est lourd, complexe.

L'un vient à peine de se réveiller. Il est 11h. Il arrive directement du dortoir, la ceinture de son pantalon pas encore attachée. «Je ne serais pas allé à l'hôpital», dit d'entrée de jeu à la médecin l'homme aux joues creuses et aux cheveux hirsutes.

Après avoir longuement questionné et examiné son patient, la médecin soupçonne un début de démence doublé d'une dépression non soignée. L'homme est agressif envers les autres pensionnaires. Il a aussi toutes sortes de problèmes physiques liés à ses années d'errance. Son corps est couvert d'eczéma. Il a souvent des poux de corps.

Le second patient affirme qu'il est bipolaire, mais sa médication ne correspond pas du tout à cette maladie. Personne n'arrive à retrouver le médecin qui la lui a prescrite il y a des années. Christina Duong découvre qu'il consomme le double de la dose sécuritaire. Il est confus au point de raconter que son dernier séjour en psychiatrie est dû à une syncope.

Au terme des consultations, la Dre Duong fait le point avec l'infirmière Eliocha Cournoyer, qui passe trois demi-journées par semaine dans le refuge pour sans-abri de la rue Clark, au centre-ville de Montréal.

La médecin veut revoir le premier patient dans un mois; le second, dans six semaines. Elle a ajusté leur médication respective, commandé des prélèvements sanguins qui pourront se faire au refuge. Elle veut faire venir le dossier médical de l'un d'eux, suivi autrefois en psychiatrie. Une démarche bureaucratique qui peut prendre des mois.

L'infirmière prend frénétiquement des notes. Sans elle, aucune chance que les patients se présentent à leur prochain rendez-vous. «C'est vraiment difficile d'amener nos patients au CLSC et à l'hôpital, raconte-t-elle. Quand ils n'oublient pas leur rendez-vous, ils se perdent carrément en route.»

Avant qu'une clinique ne soit aménagée dans le refuge, l'infirmière rencontrait les patients dans la cafétéria. «C'était zéro confidentiel», dit Eliocha Cournoyer.

L'infirmière d'expérience est dotée d'une infinie patience. Récemment, après des mois d'efforts, elle a convaincu un sans-abri qui souffrait d'une maladie rare de subir une opération. Sans cette opération, l'homme dans la quarantaine - on lui en donnerait 20 de plus - se dirigerait vers une mort certaine. Or, il lui a répété pendant des mois qu'il préférait mourir dans la rue plutôt que de mettre les pieds dans un hôpital. 

Un jour, ce patient récalcitrant lui a annoncé qu'il acceptait d'être opéré. Une petite victoire pour l'infirmière. «Je me vois comme une jardinière qui sème des graines», dit-elle humblement.

Ajout de «super infirmières»



En plus des médecins de famille comme Christina Duong qui se déplacent désormais à la Mission Old Brewery pour faire des consultations, trois «super infirmières» viennent d'être ajoutées à l'équipe itinérance déjà existante du CIUSSS du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal.

Ces infirmières praticiennes spécialisées en première ligne peuvent prescrire des tests diagnostiques et administrer des traitements pour les maladies chroniques. Ce qu'une infirmière clinicienne comme Mme Cournoyer ne peut pas faire.

«On va réussir à rejoindre des gens qui ne vont pas dans nos services», explique, enthousiaste, la Dre Marie-Ève Goyer, chef de service en itinérance et médecine de proximité au CIUSSS du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal.

C'est la première fois au Québec que le réseau de la santé accepte de « sortir » des « super infirmières » des groupes de médecine de famille (GMF) pour travailler « sur le terrain » auprès de populations vulnérables, illustre la Dre Goyer.

« C'est un grand gain pour les populations vulnérables qui n'ont pas accès aux soins standards, insiste la médecin. On espère créer un précédent et arriver à l'implanter partout au Québec si on se rend compte que ça fonctionne bien. »

La prochaine étape

« Chaque fois qu'on réussit à rapprocher nos services des gens qui en ont besoin, on atteint un objectif, se réjouit pour sa part la responsable de la coordination régionale en itinérance au CIUSSS du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal, Julie Grenier. Il faut parvenir à ce que les personnes itinérantes consultent au bon moment avant que leur état de santé ne s'aggrave. »

Bien que l'offre de services s'améliore, la prochaine étape est de doter Montréal de ce que les anglophones appellent des « wet shelters », soit des lieux pour les sans-abri où la consommation d'alcool est permise et contrôlée, affirme Mme Grenier.

À l'image des sites d'injection supervisée, l'idée est de permettre aux sans-abri alcooliques de consommer dans un endroit sécuritaire où ils ont accès à des ressources pour s'en sortir. Le maire de Montréal Denis Coderre appuie le projet et en a fait une promesse électorale. Toronto et Ottawa ont déjà ce genre de refuges.

Nuit des sans-abri

C'est ce soir qu'a lieu la 28e édition de la Nuit des sans-abri, à laquelle participent plus de 40 villes du Québec. À Montréal, l'événement débutera par un rassemblement au square Phillips à 17h30, lequel sera suivi d'une grande marche dans les rues du centre-ville. La marche se terminera au square Cabot, où commencera alors la «vigile de solidarité». Le thème retenu cette année est «On a tous un rôle à jouer, lequel?».

EN CHIFFRES

3000 : Nombre de sans-abri à Montréal, selon le dénombrement des personnes en situation d'itinérance réalisé en 2015

49% : Pourcentage de sans-abri âgés de plus de 50 ans dans les refuges d'urgence