Un long chapitre de l'histoire des soins de santé au Québec se conclut avec le déménagement vers le Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM) des derniers patients du vieil hôpital Saint-Luc, aujourd'hui, et son démantèlement graduel dans les prochains mois.

L'hôpital Saint-Luc aurait fêté ses 110 ans d'histoire le 25 avril 2018. En 1908, l'établissement du 88, rue Saint-Denis voyait le jour au coeur du quartier le plus pauvre de Montréal en se donnant pour mission d'accueillir les malades, quelles que soient leur appartenance ethnique, leur langue ou leur religion. Bien vite, il s'est démarqué en réservant des lits en tout temps aux « vagabonds ». Baptisé Saint-Luc en l'honneur de l'apôtre Luc, saint patron des médecins, il comptait neuf lits au départ. Malgré son nom, il a été le premier établissement à avoir une direction administrative entièrement laïque.

«Garde Breton», la doyenne

« J'ai 55 ans de vie dans les murs de l'hôpital Saint-Luc », lance « garde » Auriette Breton, une doyenne. L'infirmière-chef du département d'hépatologie prévoyait prendre sa retraite avec le déménagement, mais elle a fini par accepter de rester le temps d'assurer la transition. Mme Breton a mis les pieds à Saint-Luc pour la première fois en 1962. Elle n'avait pas 20 ans. À cette époque, les infirmières étaient formées sur le tas, auprès des malades, dit-elle.

« Nous portions une robe bleue, un tablier blanc, c'était très strict. Nous faisions partie de la main-d'oeuvre. On avait la chance d'apprendre avec des infirmières un peu plus vieilles qu'on appelait "les grandes". » 

L'infirmière n'est pas « atteinte » par le déménagement, mais elle aimerait avoir de nouveau 30 ans pour pratiquer dans le nouveau CHUM, dit-elle. Seul bémol, le département de chirurgie sera séparé de celui des greffes. Selon elle, c'est une rupture dans le continuum de soins. 

« Hier, j'ai reçu la visite de M. Quintal, greffé depuis 25 ans. Il est venu me saluer. Il est en pleine forme. Ça m'a rappelé à quel point nous étions comme une famille pour les patients, pour leurs proches. Nous accompagnions les patients du premier jour jusqu'à leur sortie. Avec la greffe qui a été introduite en 1984, on a vu des patients [à l'article de la mort] ressusciter. L'engagement n'est plus le même de nos jours, c'est devenu juste une job pour les jeunes infirmières. »

1270 : Nombre d'infirmières qui ont été diplômées de l'École d'infirmières affiliée à l'hôpital Saint-Luc, entre 1928 et 1970

En raison du déménagement, l'infirmière-chef du centre des naissances, Nadège Staco, a retiré de son mur une photo d'une maman toute menue, avec ses triplets, des garçons. « Je me souviens d'elle parce que le jour où on devait l'inséminer, elle nous a dit qu'elle n'avait pas eu ses menstruations. On a fait le test de grossesse pour découvrir qu'elle était enceinte, naturellement. Plus tard, on lui a appris qu'elle attendait des triplets. Son mari a dit quelque chose dans le genre : "Je te l'avais dit, chérie. Ça prend du temps, mais quand c'est le temps, c'est puissant." » 

Le centre des naissances de Saint-Luc est reconnu pour le suivi des grossesses à risque. On parle de risques cardiaques, hépatiques, de risques d'hémorragie. Il est aussi devenu un centre de référence en matière d'exposition prénatale toxicologique. « Je me souviens d'un bébé en particulier, il pleurait, il a été en sevrage durant six mois. Aujourd'hui, les bébés ont leur congé après une dizaine de jours. Il y a la méthadone en substitut, mais il y a aussi l'accompagnement de la mère durant la grossesse qui fait toute la différence », poursuit Mme Staco. Dans le nouveau CHUM, les parents pourront rester la nuit auprès des prématurés hospitalisés. Et le bloc d'obstétrique sera au même endroit que le lieu où se pratiqueront les césariennes.

Un patient célèbre

En novembre 1994, tous les yeux se sont tournés vers l'hôpital Saint-Luc, où le chef du Bloc québécois, Lucien Bouchard, avait été admis pour une douleur à la jambe gauche. Les journalistes y faisaient le pied de grue. On apprendra plus tard que le politicien de 56 ans souffrait d'une myosite nécrosante, due à un streptocoque de type A, mieux connu sous le nom de « bactérie mangeuse de chair ». Sa jambe a été amputée en décembre de la même année. 

Le Dr François Lamothe, chef du département de microbiologie de 1997 à 2009, était de l'équipe soignante. « L'approche de soins pour M. Bouchard a ensuite fait école, explique-t-il. On a procédé à trois niveaux : avec l'antibiotique, l'immunoglobuline [anticorps] et l'opération. C'était une première. » Mais le département de microbiologie avait gagné ses lettres de noblesse bien plus tôt, dans les années 70, quand les spécialistes avaient décidé de sortir de leur labo pour aller au chevet des malades. 

Le Dr Lamothe explique que les maladies infectieuses sont de plus en plus compliquées à soigner avec les bactéries résistantes, les virus qui se multiplient. « On a eu des infections pénibles à soigner chez les sans-abri. Je pense au VIH, à l'hépatite C. Aujourd'hui, on est capables de guérir en trois mois 95 % des hépatites. On a été des précurseurs en ouvrant un centre de distribution des seringues. On parle de Lucien Bouchard, mais il ne faut pas perdre de vue qu'à nos yeux, un sans-abri a autant de valeur qu'un personnage connu. C'est la mission de Saint-Luc. »

Le «foie gras»

Le Dr Marc Bilodeau se souvient de 1963. C'est l'année où l'hépatologie est entrée progressivement à Saint-Luc grâce au Dr André Viallet, directeur de l'époque. « On ne connaissait pas grand-chose aux maladies du foie. L'hépatologie bourgeonnait dans cinq endroits dans le monde. C'était presque de la médecine de guerre. On pensait que la stéatose, communément appelée le "foie gras", était une maladie de buveur », illustre-t-il. 

En guise d'anecdote, le Dr Bilodeau raconte qu'une religieuse souffrant de la maladie s'était fait tirer les vers du nez par les médecins. « La pauvre, elle avait fini par avouer bien faussement qu'elle avait un problème d'abus d'alcool. La maladie du foie gras n'avait pas encore été dépistée. Elle n'existait pas, pour ainsi dire. » De nos jours, les spécialistes arrivent à contrôler l'hépatite B, à guérir l'hépatite C, le cancer du foie. L'équipe de transplantation hépatique du CHUM est devenue un chef de file en réalisant de 60 à 75 greffes par année. « Je crois que la prochaine étape consistera à chercher à mettre au point un foie artificiel. On fait également face à de nouveaux défis. Avant, l'alcool était une préoccupation. Aujourd'hui, se sont ajoutés l'excès de poids, l'embonpoint. »

Une maison de charité

L'hôpital Saint-Luc a pris naissance dans une maison privée. Il a longtemps été considéré comme une maison de charité. En accord avec sa mission auprès des démunis, les fondateurs de l'hôpital Saint-Luc, avec à leur tête le Dr F.-A. Fleury, ont d'abord pensé à ouvrir une clinique « antivénérienne ». Dans le même esprit, ils ont privilégié l'otorhinolaryngologie, l'ophtalmologie et la chirurgie dentaire. Mais rapidement, les besoins d'hospitalisation sont devenus criants. En 1928, la capacité d'accueil passe de 9 à 89 lits. Saint-Luc devient le premier hôpital à offrir des soins à toute heure du jour et de la nuit. Les années passent, et le 1er octobre 1996, l'établissement signe un protocole d'entente marquant la création du Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), avec l'Hôtel-Dieu et l'hôpital Notre-Dame. Avec le déménagement, les grandes spécialités seront réunies sous un même toit. À sa fermeture, ce matin, la capacité d'accueil de Saint-Luc atteignait 320 lits.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Auriette Breton, infirmière-chef du département d'hépatologie, travaille à l'hôpital Saint-Luc depuis 55 ans.

photo fournie par le Centre hospitalier de l’Université de Montréal

Des infirmières fraichement diplômées prennent la pose devant l'ancienne entrée principale de l'hôpital, en 1934.