Guerre d'allégeances politiques. Ingérence. Querelle d'ego. Plusieurs raisons ont été évoquées cette semaine pour expliquer la crise qui a secoué le Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), à tel point que la population y a perdu son latin. Un conflit forme toutefois la toile de fond de cette histoire: l'opposition qui sévit depuis des années entre les «universitaires» du CHUM, qui valorisent la recherche, et un important groupe de médecins qui veulent se concentrer prioritairement sur les soins aux patients. Autopsie d'une crise.

Depuis la création du Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM) en 1995, deux visions s'affrontent dans l'établissement. D'un côté, ceux qui veulent que le CHUM se concentre sur sa mission universitaire en priorisant la recherche et l'enseignement. De l'autre, les médecins qui veulent soigner le plus de patients possible et réaliser des prouesses techniques, sans s'encombrer de longs projets de recherche.

«Depuis la création du CHUM, la dynamique, c'est que l'académique et le médical s'affrontent. Personne n'a totalement raison ou tort dans cette histoire», résume David Levine, ex-président de l'Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, qui a été témoin de l'évolution du CHUM au fil des ans.

«Le problème, c'est qu'on refuse d'intégrer l'université dans l'hôpital. Ça fait 100 ans que l'Université de Montréal veut son hôpital. Et on n'y est pas encore», déplore Robert Lacroix, qui a été recteur de l'Université de Montréal de 1998 à 2005.

Lors de la conférence de presse annonçant son retour à la barre du CHUM, mardi, le directeur général, Jacques Turgeon et le recteur de l'Université de Montréal, Guy Breton, ont mentionné à plusieurs reprises l'importance de la «vision académique» du CHUM.

En entrevue à La Presse, le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, affirme que «la première chose» qu'il a demandée à Jacques Turgeon lors de sa nomination, «c'est que le CHUM devienne un hôpital universitaire» de même calibre que certains établissements américains réputés.

Le ministre apporte toutefois un bémol. «Il ne faut pas oublier non plus qu'un hôpital, c'est là pour soigner le monde. Le grand dilemme de tout hôpital universitaire, c'est de parvenir à faire les deux», martèle le ministre.

«Dans un centre universitaire, on doit offrir des soins de haut niveau, faire de l'enseignement et de la recherche», résume la Dre Marie-Josée Dupuis, directrice de l'enseignement du CHUM.

Source de conflit

À l'interne, plusieurs acteurs affirment que la lutte entre universitaires et «médicus» est encore très présente au CHUM.

Les «médicus» reprochent aux universitaires d'être éloignés des soins aux patients et de ne penser qu'à leur carrière et aux généreuses pensions qui viennent avec leurs fonctions à l'université. Les universitaires accusent quant à eux les «médicus» de vouloir traiter le plus de patients possible, au détriment de la recherche, et d'ainsi s'enrichir. «L'équation n'est pas si simple. Plusieurs médecins dans les CHU ne font pas tant de volume, car ils traitent les cas très complexes», précise la présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), la Dre Diane Francoeur.

Cette semaine, le recteur Guy Breton a assuré que parler de cette confrontation, c'était «amplifier la réalité».

Le président du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens du CHUM, le Dr Paul Perrotte, croit également que l'opposition entre ces deux clans n'est pas si tranchée que ça. «On ne pourrait pas avoir 100% de chercheurs qui ne verraient aucun patient. Ni 100% de gens qui ne feraient aucune recherche. Ça prend un équilibre. Et la plupart des gens sont conscients de ça, dit-il. De toute façon, il est temps de passer à autre chose.»

Pourtant, dans la controversée course à la direction du service de chirurgie du CHUM, le fait que le chef sortant, le Dr Patrick Harris, ne soit pas un universitaire semble avoir pesé dans la balance.

«C'est l'excuse qu'on donne pour tasser le Dr Harris», estime le chirurgien thoracique Pasquale Ferraro.

Le Dr Harris reconnaît qu'il ne fait pas de recherche. «Mais je recrute des gens qui en font. J'encourage la recherche et l'enseignement», plaide-t-il.

Pour les partisans du Dr Harris, nul besoin d'être un grand chercheur pour être un bon chef de service au CHUM.

«Mais pour les partisans de la mission universitaire, ça peut être important», note David Levine.

Sans se positionner dans ce dossier, M. Levine ne cache pas qu'il croit en l'importance de la mission universitaire du CHUM. «Mais il y a des réticences à l'interne et il faut les respecter. Car tout n'est pas tout blanc ni tout noir», résume-t-il.

Imiter le CUSM

Au cours des dernières années, certains ont tenté d'accélérer la transformation du CHUM en hôpital entièrement universitaire. Ce fut notamment le cas de l'ex-directeur général du CHUM Christian Paire, qui, selon plusieurs sources, s'est fait montrer la sortie par des médecins mécontents de ses méthodes.

«M. Paire n'avait pas tort. Mais il a voulu tordre la main aux médecins et ce n'est pas la façon de faire», résume une source bien au fait du dossier.

«Le moindrement qu'il y a une préséance de l'université sur l'hôpital, ça crée une cassure. Des médecins disent: "On n'est pas là pour la recherche, on est là pour soigner les patients." Mais un hôpital universitaire doit soigner les patients dans un contexte de recherche et d'enseignement», résume Robert Lacroix.

Au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), la mission universitaire est assumée depuis longtemps par l'ensemble des professionnels. Plusieurs médecins se réunissent en «pools» et contribuent à la recherche à même leurs revenus. Une pratique peu répandue au CHUM, mais qui pourrait être envisagée, selon M. Levine.

«C'est une valse. Il faut trouver la bonne combinaison d'académique et de médical et les tensions s'en iront au CHUM», estime-t-il.

Le déménagement soulève des inquiétudes

Le déménagement imminent de l'hôpital universitaire est venu s'immiscer cette semaine dans la crise qui a secoué le CHUM. L'hôpital déménagera en effet sur son nouveau site à l'été 2016. Les préparatifs vont bon train, mais ne sont pas terminés. Le service de chirurgie doit entre autres décider quels médecins déménageront dans le nouvel hôpital et qui restera dans l'hôpital Notre-Dame. Pour plusieurs médecins, il aurait été préférable de garder les chefs de service actuels en poste, dont le chef du service de chirurgie, le Dr Patrick Harris, jusqu'au déménagement. C'est d'ailleurs ce que le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, dit avoir suggéré au directeur général du CHUM, Jacques Turgeon. Ce dernier assure plutôt que le ministre lui imposait de renommer le Dr Harris en poste sous peine de ne pas être reconduit à la tête du CHUM. Néanmoins, les inquiétudes en vue du déménagement existent. «Il y a des gens respectables en place. Mais ils ne connaissent pas le terrain. On a peur. On nous enlève un chef expérimenté et aimé à un moment critique», a plaidé le Dr Alain Danino, chirurgien plastique. «On demande simplement que le Dr Harris et les autres chefs de département restent en poste jusqu'à après le déménagement. Il ne faut pas gâcher le déménagement en jouant avec la politique», a fait valoir le Dr Joseph Bou-Mehri, lui aussi chirurgien plastique. Pour d'autres, le déménagement sur le nouveau site est au contraire le bon moment de réaffirmer la mission universitaire du CHUM et de nommer les chefs en conséquence.

Guerre de coqs au service de chirurgie

Un conflit entre deux médecins réputés envenime l'atmosphère du CHUM depuis des années. Le directeur du service de chirurgie de l'Université de Montréal, le Dr Luc Valiquette, et l'ex-chef du service de chirurgie du CHUM, le Dr Patrick Harris, ne s'entendent pas, confirme la quasi-totalité des sources contactées cette semaine dans le cadre de la crise qui a secoué le CHUM.

Or, le Dr Valiquette est reconnu comme étant un homme à la carrière florissante, bien placé dans les sphères universitaires. Pour sa part, le Dr Harris, le «dieu de la main», est connu pour ses prouesses de chirurgien. C'est notamment lui qui a reconstruit la main du pianiste André Gagnon, lui permettant de poursuivre sa passion. Dr Harris avoue n'effectuer que peu de recherche.

«Le conflit entre ces deux hommes, c'est l'exemple parfait de l'opposition entre universitaire et médecin», résume une source bien au fait du dossier.

«Un chirurgien habile»

Formé notamment à Syracuse et à Taiwan, le Dr Harris a été le premier au Québec à pratiquer le transfert d'orteils, c'est-à-dire remplacer un doigt amputé par un orteil. «Je n'ai jamais vu un chirurgien habile et rapide comme ça. Il pourrait être arrogant, mais non. Il devrait être une fierté pour le CHUM», estime le chirurgien plastique Alain Danino.

Otorhinolaryngologiste au CHUM, le Dr Louis Guertin estime que le Dr Harris est un chirurgien «excessivement habile», et «toujours disponible pour aider» qui n'a «jamais intimidé personne, bien au contraire». «C'est un plasticien sensationnel. Ce n'est pas un chercheur. Mais il fait tout de même évoluer la pratique médicale», soutient l'ex-recteur de l'université Robert Lacroix.

Certains sont moins élogieux à son sujet. On parle d'un «Dr Jekyll et Mr. Hyde» qui, de par son tempérament intransigeant, en impose à ses détracteurs.

«Un travail académique exceptionnel»

Le Dr Valiquette a quant à lui une carrière universitaire bien implantée. Formé notamment en France et à Houston, il a occupé plusieurs postes prestigieux au CHUM en plus de faire de la recherche en urologie et de piloter le délicat dossier de la transition informatique au CHUM.

Jean-Marie Dumesnil, qui a siégé au conseil d'administration du CHUM pendant 12 ans, côtoie le Dr Valiquette depuis des années en plus d'être son patient. «C'est un homme franc. Un excellent médecin. Super rigoureux», plaide-t-il.

«Le Dr Valiquette est un urologue remarquable qui effectue un travail académique exceptionnel», estime l'ex-recteur Lacroix.

Partisanerie néfaste

Selon M. Dumesnil, les chicanes entre médecins ont toujours fait partie du quotidien du CHUM. Mais pour le Dr Bou-Mehri, les effets collatéraux sont néfastes.

«>J'ai postulé pour obtenir le poste de chef du programme de plastie à l'université, raconte le Dr Bou-Mehri. Les trois quarts des résidents m'appuyaient. J'ai rencontré le Dr Valiquette. Il m'a dit que je ne pouvais pas être nommé parce que j'étais "le bébé de Harris". Je n'ai pas eu le poste à cause de ça», raconte-t-il.

Personne à l'université n'a voulu accorder d'entrevue à La Presse cette semaine.

Par courriel, le Dr Valiquette a expliqué que la crise du CHUM a pris «des proportions démesurées». Il a dit préférer laisser travailler le comité d'experts mandaté par le ministère pour évaluer la situation au CHUM et s'est abstenu de commenter.

Pour l'ex-recteur Lacroix, les tensions entre les deux hommes sont surprenantes. Car selon lui, les deux médecins sont d'ardents défenseurs de la mission universitaire du CHUM. «Les deux croient en la vision académique du CHUM. Je les ai tous deux en très haute estime», dit-il.

Partialité critiquée

Le conflit entre les deux hommes s'inscrit dans la crise qui touche le CHUM, car le Dr Valiquette siégeait au premier comité de sélection chargé de choisir le futur chef du service de chirurgie du CHUM. Et le Dr Harris figurait dans les candidats intéressés par le poste.

Sa candidature a été rejetée par le comité. Les raisons de ce rejet sont privées et ne peuvent être divulguées par le CHUM.

Mais une vingtaine de médecins ont écrit au ministre à l'automne pour dénoncer le fait que le comité n'était pas impartial. Sans être nommée, la présence du Dr Valiquette dans le comité de sélection était dérangeante.

Le Dr Valiquette ne siège plus au deuxième comité formé pour nommer le nouveau chef du service de chirurgie du CHUM.

Dans son communiqué annonçant le retour en poste de Jacques Turgeon, le ministre Barrette a insisté sur le fait que M. Turgeon devra maintenant «rassurer le corps médical, les spécialistes visés et les ressources hospitalières du CHUM sur la totale neutralité et impartialité du processus» de sélection du nouveau chef.

PHOTO ALAIN ROBERGE, archives LA PRESSE

Le Dr Luc Valiquette, directeur du service de chirurgie de l'Université de Montréal

Photo André Pichette, La Presse

Le Dr Patrick Harris, ex-chef du service de chirurgie du CHUM.