Kevin vit dans une famille de trafiquants de drogue. Chez eux, pas d'héroïne, de crack ou de marijuana. Seulement des comprimés, récoltés en toute légalité à la pharmacie du coin. Sa mère, son beau-père et son oncle se font tous prescrire, chez le même médecin et depuis des années, de puissants narcotiques. Ils en consomment... et ils en vendent. Revenus de ce trafic illicite: plus de 4000$ par mois.

L'oncle de Kevin s'est blessé à une épaule il y a des années. Son médecin lui a donné de la morphine pour apaiser la douleur. À force de consommer ces comprimés, il y est devenu dépendant. Même si son épaule ne lui fait plus mal, il continue à les prendre.

Lors d'un changement de médecin, il en a profité pour pousser un plus loin la simulation de la douleur: son nouveau médecin a ajouté à la morphine des timbres de Fentanyl, un puissant narcotique. «Il a réussi à le faire monter à deux patches par jour alors qu'une seule patch est censée durer 72 heures», raconte Kevin, qui, vous vous en doutez, ne s'appelle pas réellement Kevin.

L'oncle revend donc les timbres, qui se monnayent à fort prix dans la rue compte tenu de la concentration du produit. Par divers procédés, les toxicomanes extraient le produit actif du timbre et se l'injectent. Et l'oncle empoche plus de 3000$ par mois.

Tous les moyens sont bons

Le beau-père et la mère de Kevin bonifient eux aussi leur chèque d'aide sociale au moyen du même trafic. Tous les deux se font prescrire de l'hydromorphone depuis des années et en revendent une partie sur le marché noir. Se faire prescrire des narcotiques puissants pendant très longtemps, c'est d'une facilité déconcertante, témoigne Kevin. «Un de mes amis consomme 2 fois 12 milligrammes de morphine par jour. Il n'a pas de médecin de famille. Depuis des années, il a toujours trouvé un docteur pour lui en prescrire. Tous les trois mois, il fait le tour des docteurs jusqu'à ce qu'il en trouve un qui accepte de lui prescrire.»

Kevin est lui-même devenu accro à la morphine. «À la fin, j'étais prêt à tout pour en obtenir. J'ai même pensé monter un faux accident, appeler le 9-1-1 et simuler une blessure au dos. Avec un rapport d'accident, les médecins n'auraient pas eu le choix de m'en prescrire.»

Drogue de choix dans la rue

Le pharmacien Vincent Roy a parfois été témoin de tractations qui semblaient louches au sortir de la pharmacie dont il était à l'époque le propriétaire, près du parc Émilie-Gamelin. «Sans dire qu'on voit directement tout ça, on voit des gens se parler. Il ne faut pas jouer à l'autruche. Ça peut être un très bon revenu d'appoint.»

Chantal, 43 ans, a passé les 10 dernières années dans la rue. Elle a commencé à y consommer de la morphine avec son conjoint de l'époque. «Un jour, je me suis blessée au dos. J'ai eu une prescription de Dilaudid. J'ai fait augmenter les doses très rapidement. En deux semaines, j'étais devenue accro», dit-elle.

Et la morphine a aussi un énorme avantage: elle coûte de deux à trois fois moins cher que l'héroïne, souligne Chantal.

Son conjoint, accro lui aussi à la morphine, a fait passer sa prescription quotidienne de 3 à 30 milligrammes. «A-t-il ajouté un zéro sur la prescription? Je ne sais pas. En tout cas, du jour au lendemain, on a pu commencer à vendre. La morphine, c'est devenu une drogue de choix dans la rue.»

Des pushers toutes les quatre heures

Au parc Émilie-Gamelin, les tournées des revendeurs suivent désormais l'horaire de l'effet des comprimés, témoigne François, lui aussi un ex-sans-abri, qui nous a demandé de changer son nom. «Les pushers arrivent avec leur stock de comprimés à 8h pour la dose du matin. Ils reviennent à midi, puis à 16h», dit-il.

Avant d'entrer en cure de désintoxication, François s'injectait quotidiennement 100 mg de morphine. Il était perpétuellement en quête de comprimés. Une hernie au dos lui a permis de s'assurer une base quotidienne avec une ordonnance. «Et après ça, je quêtais toute la journée pour acheter mes autres doses», explique-t-il.

«C'est beaucoup plus addictif que l'héroïne. Quand tu prends ça, la vie est belle. Mais manques-en pas, par exemple. En manquer, c'est une affaire pour devenir fou.»

«C'est la dernière dépendance que je souhaiterais à mon pire ennemi. Le sevrage est très difficile», confirme la Dre Marie-Ève Morin, spécialiste en dépendances. «Le sevrage, c'est une grippe et une gastro ensemble, puissance 10. On a mal à les voir avoir mal», résume Patricia Beaulac, infirmière clinicienne au centre Dollard-Cormier, qui reçoit annuellement 200 patients morphinomanes en sevrage.

«Les gens ont l'impression que c'est moins dangereux qu'une drogue parce que c'est un médicament d'ordonnance, souligne le commandant Martin Renaud, du Service de police de la Ville de Montréal. Mais une fois injecté, ce produit est aussi dangereux que l'héroïne.»

En chiffres

Ordonnances de Dilaudid remboursées par la RAMQ

• 2011: 347 862

• 2012: 388 378

• 2013 427 371

Ordonnances de Fentanyl remboursées par la RAMQ

• 2011: 495 072

• 2012: 546 011

• 2013: 591 906

Source: Régie de l'assurance maladie du Québec (ces chiffres excluent les ordonnances remboursées par les assurances privées)

Gaétan Barrette réagit

Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, a réagi au dossier publié dans nos pages, hier. «Je pense que les deux ordres professionnels ont à resserrer leurs règles. L'information et les mécaniques qui sont à la disposition des pharmaciens et des médecins devraient être suffisantes pour prévenir ce genre de choses là, qui semblent être un problème significatif.» Le ministre exhorte notamment les professionnels de la santé à se brancher au nouveau dossier patient informatisé. «Les médecins et les pharmaciens devraient s'empresser de se brancher au Dossier santé Québec et le consulter», dit-il.

- Tommy Chouinard