C'est une chaîne de dons un peu particulière qui gagne en popularité. Le principe est simple: donner au suivant. Mais pas question de donner des vêtements, d'offrir son temps ou de prêter de l'argent. Ici, tous les participants font le même don: un rein. À un inconnu.

Pour sauver la vie de Madeleine, Jacques a dû donner un organe à un inconnu. Il ne s'agit pas d'une sombre histoire de trafic, mais plutôt de l'histoire d'une chaîne de dons. Jacques aimait Madeleine. Elle avait besoin d'une greffe, ils étaient incompatibles.

En 2011, Jacques s'est retrouvé à Halifax pour donner un rein à un inconnu. Au même moment, un inconnu de l'Ontario donnait un rein à Madeleine, à Sherbrooke. Dans les heures qui ont suivi, à Toronto, un proche de l'inconnu des Maritimes donnait à son tour un rein à l'enfant de l'Ontarien.

Les chaînes de dons existent au Canada depuis la création du programme de donneurs vivants jumelés par échange, en 2009. Des couples de donneurs et receveurs s'inscrivent sur le registre puis, un logiciel génère des combinaisons de personnes compatibles et crée des chaînes de don.

En 2013, un nombre record de 85 greffes a été réalisé au Canada dans le cadre de ce programme alors que la moyenne des trois dernières années était de 47 greffes, selon les données de la Société canadienne du sang (SCS).

«C'est notre plus grosse année et c'est une grande augmentation par rapport à l'année précédente, souligne le Dr Peter Nickerson, néphrologue et directeur médical exécutif du Bureau des organes et des tissus de la SCS. Notre objectif est d'atteindre 100 à 120 greffes par année et on s'en rapproche.»

Depuis 2006, le nombre de transplantations de reins provenant de donneurs vivants est stable, variant entre 435 et 466 par année. Les 85 donneurs du registre représentent donc environ 20 % de reins greffés.

Avant la création de ce programme, une personne devait attendre un organe issu du registre de don cadavérique ou espérer qu'un proche fasse un geste généreux.

«Si une personne voulait donner un rein à un proche, on vérifiait les groupes sanguins pour voir s'ils étaient compatibles, explique le Dr Michel R. Pâquet, néphrologue dans l'équipe de transplantation de l'hôpital Notre-Dame du CHUM. Si la paire était incompatible, c'était la fin de la discussion et on n'allait pas plus loin.»

Les bons samaritains

Il n'y pas que des couples de donneurs-receveurs inscrits sur ce registre. Il existe un autre type de donneur. Celui qui décide d'aider son prochain gratuitement, sans le connaître et sans rien attendre en retour. On l'appelle le donneur altruiste ou bon samaritain. Un don entraîne un effet domino où chacun donne au suivant et la chaîne se termine lorsque la dernière greffe est réalisée sur une personne inscrite sur la liste pour les dons cadavériques.

Tous les donneurs et particulièrement les bons samaritains doivent se soumettre à une évaluation physique et psychiatrique avant d'être acceptés comme donneurs.

Jacques a subi ces tests afin de s'assurer qu'il ne recevait aucune pression d'un proche. Celui qui se décrit d'abord comme une personne beaucoup plus «lucide» que généreuse n'a jamais hésité à donner son rein à un inconnu.

«Je n'étais pas inquiet, je le savais que Madeleine aurait un retour d'ascenseur», dit-il.

Madeleine Guillet attendait un rein depuis sept ans. Lorsque le Québec a joint le programme de chaîne de dons, en décembre 2010 - la dernière province à le faire - , le couple de Sherbrooke s'y est aussitôt inscrit. Six mois plus tard, Jacques, 58 ans, s'envolait pour Halifax.

«Je lui ai toujours dit que c'était sa décision. Je le sais que ç'a été fait par amour», précise Madeleine.

Plus spectaculaire aux États-Unis

Le concept des chaînes de dons se propage progressivement depuis le milieu des années 2000. Le Canada s'est lancé plus tard que les États-Unis, où l'on fait environ 500 greffes par année, mais on réalise maintenant plus de greffes par habitant au nord de la frontière.

Le programme américain est toutefois plus connu et est même devenu une star en 2012 lorsqu'un article sur une chaîne de dons impliquant 60 personnes et ayant permis 30 greffes s'est retrouvé à la une du New York Times. L'ensemble des transplantations s'est déroulé sur 4 mois dans 17hôpitaux de 11 États différents. Une chaîne aussi spectaculaire serait impossible au Canada.

«Au Canada, on limite à 5 greffes et 10 patients et les chirurgies ont lieu dans un laps de temps très court, maximum trois jours», précise le Dr Pâquet qui a participé à la mise sur pied du programme des chaînes de dons au Québec.

«Plus la chaîne est longue, plus on augmente le risque qu'une personne change d'idée ou qu'elle tombe malade et que la chaîne se brise», ajoute le Dr Nickerson.

Si un homme s'engage à donner son rein, il pourrait être tenté de changer d'idée, dans le cas où sa femme rejette celui reçu d'un inconnu. «On ne veut pas vivre ce genre de situation, dit le Dr Nickerson. C'est sûr que c'est impressionnant de voir les chiffres des États-Unis, ça fait un bon communiqué de presse, mais les grandes chaînes ne créent pas plus d'opportunités et la logistique est plus lourde.»

Autre différence entre le Canada et nos voisins du Sud: les participants canadiens demeurent anonymes. «L'anonymat ne permet pas de raconter de belles histoires comme celles du New York Times, reconnaît le Dr Pâquet. Mais c'est déjà arrivé qu'un donneur aille cogner à la porte du receveur pour lui demander de l'argent. À notre avis, lever l'anonymat, c'est ouvrir la porte à des conflits potentiels.» Les participants canadiens reçoivent donc des directives de confidentialité.

D'une certaine façon, Jacques Bernard a l'impression d'avoir donné un rein à Madeleine. De son côté, Madeleine est aujourd'hui en santé. Elle a parfois une petite pensée pour l'homme qui lui a donné un rein et espère qu'il a pu sauver la vie de son enfant en retour.

Est-ce qu'elle se sent redevable à Jacques? «Non pas redevable. Mais très reconnaissante!»

La bonne samaritaine

À l'Action de grâce 2012, Cyndi Joudrey s'est levée de table et a lancé à sa famille: «J'ai quelque chose à vous annoncer. Pas la peine d'essayer de me faire changer d'idée. Je vais donner un rein. À qui? À personne. Enfin, si. Mais je ne sais pas à qui.»

Cyndi, 44 ans, est l'un des 40 donneurs dits altruistes ou bons samaritains au Canada.

Cyndi a eu l'idée de ce geste aussi généreux que singulier en écoutant la radio. En 2007, la Néo-Brunswickoise revenait du travail en voiture lorsqu'elle a entendu, sur les ondes, un médecin parler des donneurs altruistes et des chaînes de dons d'organe. «Ma première pensée a été de me dire: "Ça doit être difficile de trouver ces donneurs", se souvient Cyndi. Puis, soudainement, ma deuxième pensée a été: "Ça pourrait être moi!"»

Le programme de donneurs vivants n'existait pas encore au Canada. À cette époque, les donneurs altruistes inspiraient une certaine méfiance dans la communauté médicale.

«Le concept du donneur vivant cause certains remous, reconnaît le Dr Michel Pâquet, néphrologue dans l'équipe de transplantation au Centre hospitalier de l'Université de Montréal. C'est un peu contre nature de faire une chirurgie à une personne en bonne santé dans le seul but d'aider quelqu'un. Le risque de complication est faible, mais il n'est pas nul, ni dans l'immédiat ni à long terme. Certains puristes trouvent que ce n'est pas éthique.»

L'idée de donner un rein a fait du chemin dans la tête de Cyndi. En 2011, elle a décidé d'aller de l'avant. Elle a d'abord subi un examen psychiatrique visant à comprendre ses motivations. «Ce n'est pas une décision logique de donner son rein à un étranger, reconnaît Cyndi. Ce n'est pas rationnel. C'était un besoin ou un désir. Et je ne pouvais trouver de raison logique de ne pas le faire.»

En octobre 2012, un receveur compatible a été trouvé. Et à l'hiver 2013, à 43 ans, Cyndi s'est rendue jusqu'en Alberta, pour revenir quelques jours plus tard avec un rein en moins. Et une grande cicatrice dans le dos, en plus. Un an plus tard, Cyndi est en santé et ne regrette rien. Sa vie n'a pas changé. «Je suis heureuse de ma décision, mais ça n'a aucun impact sur ma vie au quotidien», affirme-t-elle.

Au début du processus, Cyndi s'imaginait rencontrer le receveur et devenir amie avec lui. Il n'en est rien. «Au début, j'ai été déçue d'apprendre que je ne connaîtrais jamais le receveur, mais avec le temps, c'est de moins en moins important, dit-elle. Je dois présumer que mon don a eu des effets positifs et que, même si mon rein peut avoir été rejeté, sûrement qu'à travers cette chaîne, une personne a eu une deuxième chance dans sa vie.»

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Cyndi Joudrey