Qui sont les bénéficiaires du projet PRISM? Ce sont tous des survivants, sans-abri chroniques, qui souffrent d'un trouble grave de santé mentale. Mais ils se divisent, grosso modo, en quatre profils de clientèle. Nous avons changé certains noms et des détails de l'historique des patients pour préserver leur anonymat.

Le fantôme

Pendant dix ans, tous les jours, sept heures par jour, James a arpenté le stationnement adjacent à la Mission Old Brewery. Chaque nuit, il dormait au refuge. À 6 h, il prenait son petit déjeuner. Une demi-heure plus tard, il commençait sa marche. Beau temps, mauvais temps, pluie, neige ou grêle, James marchait. À 70 ans bien sonnés, James ne dérangeait personne. Il n'était pas violent, ne faisait pas de crises. Bref, il passait totalement sous le radar des services sociaux. Seul le personnel du refuge le connaissait. «C'était un itinérant invisible», résume Matthew Pearce, directeur de la Mission Old Brewery. «Un fantôme», ajoute Joanie Méthot. D'où vient James? Où était-il avant ses dix ans? «Il a déjà été suivi en psychiatrie, croit la Dre Lison Gagné. Mais manifestement, il y a eu une rupture de soins.» Le docteur Olivier Farmer est allé rencontrer James plusieurs fois dans le stationnement. Il lui a proposé d'arrêter sa marche. D'atterrir dans un dortoir où il aurait un lit, une armoire et trois repas par jour. James a fini par accepter. Il a aussi accepté d'être traité pour ces «voix» qui l'envahissaient presque totalement. Le vieil homme ne marche plus dans le stationnement. Ses affaires sont rangées dans son armoire. Il attend seulement qu'on lui trouve un hébergement adéquat pour quitter le dortoir.





Le récidiviste

«Depuis quand es-tu dans la rue?», demande Patrick à Jean-Guy, qui est sur la liste d'attente pour être admis dans le dortoir du PRISM. «Depuis décembre», répond l'homme. En fait, au fil de la conversation, on comprend que Jean-Guy n'a passé que quelques semaines dans un logement depuis 20 ans, soit le mois de décembre dernier. Sa vie est une suite d'errances, d'hospitalisations et de séjours en prison à cause de contraventions pour vagabondage. Depuis 20 ans, Jean-Guy est pris dans les portes tournantes du réseau. Dans la tête de Jean-Guy, quelque chose s'est arrêté en 1994. Il a perdu son emploi. Un bon emploi. Une injustice, dit-il. «Quand j'ai perdu ma job, j'ai perdu la carte. J'ai tout perdu. Ça a été comme recevoir une poque sur la tête», résume-t-il. Il parle encore de la femme avec qui il vivait à l'époque comme de «sa blonde». Le crayon de Patrick Girard s'arrête. «Mais tu ne l'as pas revue depuis 1994. Ça se pourrait-tu qu'elle t'ait oublié?», demande-t-il. «Impossible, rétorque Jean-Guy. On n'aime qu'une fois. J'ai hâte de la revoir.» Pendant ces 20 années, Jean-Guy a vécu ici et là et il a fumé du crack. Il s'est fait emprisonner six fois parce qu'il ne pouvait pas payer ses contraventions pour vagabondage. Il a aussi fait des séjours en centre hospitalier: après quelques recherches, Patrick a mis la main sur son dossier en psychiatrie, qui totalise pas moins de 27 pages. Jean-Guy aura sa place au PRISM la semaine prochaine. «J'ai hâte», dit-il. En attendant, en ce jour de vortex polaire, il retourne dans la rue, vêtu d'un petit manteau mince, les mains nues dans le froid.

Le consommateur

Julien, 30 ans, débarque dans le bureau de la Dre Gagné en maugréant et en bousculant tout sur son passage. Sa casquette laisse à peine voir son visage, mais il est clair qu'il n'est pas content. «Je suis en maudit», annonce-t-il d'emblée. En fait, Julien est rarement content. Le jeune homme est fragile, explosif. À son deuxième jour au programme, il a piqué une crise à la cafétéria parce que le repas n'était pas à son goût. Julien est un ex-jeune de la rue. À 25 ans, il est passé de l'autre côté du miroir en devenant un sans-abri adulte. Il faut savoir que les nombreux services offerts aux jeunes de la rue deviennent inaccessibles lorsque le jeune dépasse cet âge. «Ils se ramassent dans les refuges à faire la file pour avoir un repas», résume Patrick Girard. Julien est un gros consommateur de drogue. Et il continue vraisemblablement à se droguer, ce qui constitue un frein important à la recherche de ressources pour le sortir de la rue. «Souvent, la réponse qu'ils ont des ressources, c'est règle ton problème de consommation d'abord. Ils se heurtent souvent à cette porte-là», souligne Joanie Méthot. Au PRISM, on accepte que les clients continuent à consommer. Ils doivent cependant observer deux règles: ne pas consommer à l'intérieur du refuge et avertir les intervenants s'ils comptent dormir à l'extérieur. Julien respecte - à peu près - ces règles de base. Mais la tâche avec le jeune ne sera pas simple. «Quand je l'ai vu la première fois, je me suis dit que c'était une petite bombe à retardement, résume la Dre Gagné. Mais depuis qu'il est ici, l'équipe du refuge est impressionnée par les progrès qu'il a faits. Il faut le traiter. Il faut que le traitement fonctionne. Et après, on va avoir un autre niveau de conversation avec lui.»

Le nouveau venu

Pendant quatre ans, Souleyman a vécu un cauchemar. L'homme originaire de Somalie, immigré à Toronto depuis des années, s'était rendu en France pour visiter des cousins. Là-bas, la toute première psychose de son existence l'a frappé de plein fouet. Il s'est mis à entendre des voix, à avoir des hallucinations. Il s'est disputé avec ses cousins, qui l'ont chassé de la maison. Souleyman s'est retrouvé à errer dans les rues de Rouen. Il a perdu ses papiers d'identité, sauf sa carte soleil, totalement inutile en France. Ses vacances devaient durer deux semaines; son errance aura duré quatre ans. Jusqu'à ce qu'une équipe de travailleurs sociaux le repère. «Je leur ai dit: je suis canadien. Ils ne m'ont pas cru. C'est là que je leur ai montré ma carte soleil. Alors, ils m'ont cru.» Le ministère de l'Intérieur français n'a pas badiné avec son cas. «Ils ont dit: on renvoie ce type-là et on ne veut plus qu'il revienne», raconte Souleyman. On l'a mis dans un avion avec un aller simple pour le Canada. Souleyman, qui avait appris le français en Somalie, a choisi de s'établir à Montréal. Le seul hic: il n'y connaissait personne. À sa descente d'avion, il s'est retrouvé à la Mission Old Brewery. Souleyman était de retour à la case départ, celle de l'itinérance. Ses médicaments prescrits par un psychiatre français étaient épuisés. Les voix se faisaient de plus en plus pressantes. Il ne dormait plus. Souleyman a été repéré par les travailleurs du refuge. Il a été le premier client du PRISM. On l'a rapidement stabilisé avec une médication. Et aujourd'hui, il vit seul dans une chambre dans Hochelaga-Maisonneuve..

Photo Robert Skinner, La Presse

Souleyman dans son appartement de la rue Ontario.