La Cour d'appel a reconnu, il y a quatre ans, que les victimes d'erreurs médicales devaient franchir des obstacles «presque insurmontables» avant d'obtenir réparation. Depuis, peu de choses ont été faites pour améliorer l'accès à la justice. Les patients qui croient avoir été victimes de l'erreur d'un médecin doivent volontairement choisir de s'engager dans un long combat contre la puissante mutuelle d'assurance qui défend les médecins. Un processus qui précipite trop de victimes au bord du gouffre financier, dénoncent les experts. Pourtant, des solutions sont sur la table depuis une décennie.

«Attendez-vous à débourser de 10 000$ à 15 000$ en frais d'expertise uniquement pour monter votre cause et si vous allez en procès, ça peut s'élever à entre 25 000$ et 50 000$!»

Le procureur Serge Dubé pratique dans le domaine de la responsabilité médicale. Depuis près de 20 ans, les patients dont la vie a été bouleversée à la suite d'une erreur médicale se succèdent dans son bureau. Mais pour prouver qu'il y a eu faute dans leur dossier, l'avis de plusieurs experts est nécessaire. Et c'est là que le compte bancaire en prend un coup.

«Vous et moi n'avons pas les compétences pour déterminer qu'il y a eu une faute. C'est pourquoi on doit d'abord aller chercher une première évaluation auprès d'un médecin expert, qui facture environ 325$ l'heure», explique-t-il.

La suite donne le tournis. Même si le premier expert détermine qu'il y a effectivement eu préjudice, il est parfois préférable de demander une deuxième opinion ou celle d'un autre type de médecin spécialiste.

«Disons que la personne est devenue handicapée. Je dois ensuite faire venir un ergothérapeute pour qu'il détermine les changements à apporter dans son environnement et les coûts que ça entraîne. Si la personne ne peut plus occuper son emploi, un conseiller en orientation doit ensuite venir prouver qu'il ne peut pas retourner sur le marché du travail ou chiffrer le salaire qu'il pourrait avoir en occupant un autre emploi. Puis, un actuaire doit déterminer, en fonction de l'inflation, combien va coûter, par exemple, le remplacement de son fauteuil roulant dans 10 ans et ses pertes de gains pour le reste de ses jours», énumère-t-il.

De leur côté, les médecins sont assurés par l'Association canadienne de responsabilité médicale (ACRM), qui couvre tous les frais de poursuite. Elle met de côté, bon an, mal an, environ 2 milliards dans un fonds de provision pour de potentielles réclamations.

L'ACRM est indirectement financée par les gouvernements, puisque les cotisations des médecins sont déductibles d'impôt. Les victimes, quant à elles, doivent assumer elles-mêmes les frais liés à leur cause.

Les médecins avantagés

«Le déséquilibre entre l'ACRM et les victimes est extrême», souligne Robert Tétrault, professeur de droit à l'Université de Sherbrooke. «Imaginez une situation où vous ne pouvez plus travailler, vous devez hypothéquer votre maison pour payer les frais d'expertise, et peut-être que vous allez être dédommagé cinq ans plus tard? Il y a lieu de se demander si le jeu en vaut vraiment la chandelle.»

Le chef du contentieux de l'ACRM ne partage pas son avis, mais concède que son association est efficace. «Notre mandat est de défendre les médecins, on le fait beaucoup et on le fait bien», explique Me Daniel Boivin. «Pour avoir défendu ce genre de causes devant les tribunaux, je reconnais que l'ACPM a beaucoup de ressources, mais les procureurs qui font de leur pratique ce type de dossier en ont beaucoup aussi. Il ne faudrait pas juste regarder la grosseur de la réserve de l'Association comme étant un débalancement automatique des forces. Devant le tribunal, je trouve que c'est pas mal égal.»

Le tribunal a tout de même reconnu l'inégalité des moyens. Dans un jugement rendu en 2009, trois juges de la Cour d'appel ont confirmé une décision du juge de première instance qui a forcé un médecin poursuivi à avancer une somme d'argent à ses adversaires - un couple avec des moyens modestes - pour qu'ils paient les frais d'experts.

«Il est en effet très préoccupant, et sans doute de nature à mettre en cause l'intérêt public, que des justiciables de condition modeste engagés dans un litige sérieux en responsabilité médicale soient inadmissibles à l'aide juridique et soient contraints, pour s'adresser au tribunal, de franchir des obstacles financiers et pratiques presque insurmontables», peut-on lire dans le jugement de la Cour d'appel.

«La solution durable... relève du législateur», conclut la décision.

Plusieurs solutions

Au fil du temps, des experts et des comités ont présenté plusieurs solutions afin de réduire ce déséquilibre, mais peu de choses ont été faites. Il faut cependant souligner que les juges qui délèguent les causes aux autres juges ont maintenant tendance à mettre ce type de cause en priorité.

Le gouvernement du Québec, qui planche actuellement sur la réforme du Code de procédure civile, pourrait par ailleurs y ajouter le concept d'un expert unique payé par les fonds publics. Cette mesure est bien accueillie pour certains types d'experts, comme les actuaires, mais ne fait pas l'unanimité pour les experts médicaux - tant du côté de la défense que de celui de la poursuite.

«Quand vient le temps de déterminer si le médecin aurait dû utiliser la méthode thérapeutique A ou B, à l'intérieur même de la communauté médicale, il peut y avoir des variations assez importantes. Si un expert vient trancher tous les débats scientifiques qu'il pourrait y avoir, à ce moment-là il y a un manque de justice naturelle, parce que les experts ne peuvent pas faire pleinement valoir leur point de vue. Cet expert-là deviendrait ni plus ni moins le juge», explique Me Boivin.

Me Serge Dubé cite aussi le concept du «hot tubbing» que l'on retrouve dans le droit australien. Ce système force tous les experts des deux parties à se réunir en même temps devant un juge pour discuter de la cause avant le procès. Le magistrat peut à ce moment poser des questions techniques. Ce processus permet de d'économiser temps et argent.

À la fin des années 90, l'idée d'adopter un système d'assurance sans égard à la responsabilité (no-fault), semblable au régime qui existe dans le domaine des accidentés de la route, a fait la manchette. Cette idée avait notamment été proposée par le juge Horace Krever dans la foulée du scandale du sang contaminé. Un tel système a fait ses preuves en Nouvelle-Zélande, souligne Me Tétrault. «Mais je doute que les Québécois soient prêts à étendre le no-fault aux accidents thérapeutiques en créant une nouvelle structure bureaucratique comme à la Société de l'assurance automobile du Québec.»

Une idée partagée par bien des experts serait de créer un fonds d'aide, comme dans le cas des recours collectifs. «Ça viendrait équilibrer les choses», croit Me Marc Boulanger. «On ne peut pas faire des millions d'actes médicaux chaque année au Québec et penser qu'il n'y aura jamais d'erreurs. Il est injuste de mettre ce fardeau sur la victime, qui est la partie la plus vulnérable», conclut-il.