Alors que le statut du foetus fait encore l'objet de débats à Ottawa, le portrait dans les cliniques d'avortement montre l'étendue du travail à accomplir pour faire tomber les nombreux tabous.

Vingt-cinq ans après la décriminalisation de l'avortement, les tabous entourant cette pratique pourtant entièrement légale sont loin d'être tombés. Plus de trois Québécois sur quatre y sont favorables, mais certaines cliniques hésitent encore à diffuser leur adresse pour des questions de sécurité et de nombreux médecins refusent catégoriquement que la nature de leur travail soit rendue publique.

«Ils ont peur», affirme la Dre Francine Léger, qui pratique une journée par semaine à la clinique Morgentaler, à Montréal, devant laquelle manifestent des groupes antiavortement 120 jours par année. «Le fanatisme existe encore», dit en soupirant l'omnipraticienne.

La Dre Léger fait partie d'une poignée de médecins qui acceptent de parler aux médias. Les autres - ils seraient une centaine au Québec - ne veulent tout simplement pas qu'on sache qu'ils font des avortements.

Certains sont si inquiets qu'ils refusent même que leur numéro de pratique soit inscrit sur les documents remis aux patientes. «Ils préfèrent ne pas pouvoir être retracés par un conjoint fâché ou par quiconque de mal intentionné qui tomberait sur ces papiers», explique Marie-Ève Carignan, infirmière au Centre de santé des femmes de Montréal.

L'organisme communautaire peine à recruter du personnel. Dernièrement, une jeune médecin a fait volte-face juste avant de commencer officiellement à y travailler. «Elle a eu trop peur, raconte la directrice, Anne-Marie Messier. Elle nous a dit qu'elle n'y arriverait pas.»

Une de ses amies de l'École de médecine a été assassinée aux États-Unis il y a quelques années. «Ce sont les mêmes mouvements là-bas qu'ici», note Mme Messier, qui fait elle-même l'objet d'une campagne de salissage sur l'internet par des «antichoix», comme elle les appelle. «Ils me traitent de sorcière.»

Discrétion totale

Pour des raisons de sécurité et de discrétion, le Centre de santé des femmes, qui pratique des avortements trois jours par semaine, n'est identifié que par un petit écriteau gris à côté de l'entrée principale. De la rue, on dirait un appartement du Plateau Mont-Royal comme un autre. Sur le site web de l'organisme, pas d'adresse ou de carte géographique. «On la donne au téléphone», précise la directrice. La porte est également verrouillée en tout temps. «Comme ça, ceux qui ne sont pas les bienvenus n'entrent pas», explique Marie-Ève Carignan.

La jeune femme est catégorique: l'avortement est encore tabou au Québec. Pour la gardienne de sa fille, par exemple, elle travaille «en santé des femmes». «Comme ça, pas besoin d'entrer dans un débat ou une longue explication.»

Selon elle, beaucoup de chemin reste à faire. Ses collègues, assises dans une chaleureuse salle de réunion, sont toutes du même avis. Elles font régulièrement l'objet de jugements de valeur dans leur vie quotidienne, et leurs patientes encore plus.

«Plusieurs se sentent complètement isolées parce que leurs proches et leurs amis sont contre l'avortement», note Anabelle Caron, coordonnatrice au développement communautaire.

Même si elle travaille dans le domaine, la femme hésite à dire aux gens qu'elle a subi plus d'une interruption de grossesse dans sa vie. «On dirait qu'une fois, ça va, mais plus que ça, ce n'est pas accepté. Il y a toujours des émotions liées à un avortement, mais c'est un choix personnel qui doit être respecté.»

Peur et isolement

À la clinique, certaines femmes préfèrent payer plutôt qu'utiliser leur carte d'assurance maladie pour s'assurer que personne ne pourra jamais savoir qu'elles y sont allées. Une cliente a même refusé que l'embryon soit examiné en pathologie, parce que son père est pathologiste.

L'été dernier, les employées ont dû appeler la police parce qu'une patiente dans la vingtaine, d'origine maghrébine, avait peur de sortir de l'édifice. Son ex-conjoint, violent, voulait absolument qu'elle garde le bébé. Il l'attendait dehors avec une caméra vidéo pour immortaliser sa trahison. «Il a envoyé le film au frère de la femme, qui l'a reniée», raconte l'infirmière Natacha Bielinski. Des événements comme celui-ci arrivent à l'occasion.

Même entre elles, les clientes du centre de santé se jugent. «Beaucoup nous disent: je suis contre l'avortement, mais moi, j'ai une bonne raison, raconte Marie-Ève Carignan. Nous leur répondons que chaque femme a une bonne raison au moment de prendre cette décision.»

Les clientes de la clinique sont souvent surprises de voir des mères de famille, des femmes d'âge mûr ou des musulmanes. «L'image de l'adolescente de milieu défavorisé persiste», remarque Nathalie Roy, également infirmière. «Il y a même des patientes qui nous demandent si on est anti-enfants. Pourtant, on en a toutes au moins un», ajoute-t-elle en riant.

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L'avortement en chiffres

Taux d'avortement parmi les femmes de 15 à 44 ans au Québec:

> 1990 1,3%

> 1995 1,6%

> 2000 1,8%

> 2005 1,8%

> 2010 1,7%

> Au Québec en 1998, 59% des avortements étaient une première interruption de grossesse.

> En Ontario en 1998, 68% des avortements étaient un premier avortement et 23%, un deuxième.

Sources: ISQ, MSSS, Le Devoir