De plus en plus de Québécois échouent en centre de désintoxication ou s'inscrivent dans des programmes de méthadone pour traiter des dépendances aux médicaments d'ordonnance antidouleur. Aucune couche de la société n'est épargnée, des junkies du centre-ville de Montréal aux pères de famille de la banlieue. Médecins et compagnies pharmaceutiques sont-ils devenus malgré eux les pushers d'une dépendance responsable de l'explosion du nombre de surdoses en Amérique du Nord?

La douleur s'est enracinée dans le crâne de Stéphan Nadon le 17 août 2007. À 21h03 précisément, un châssis de fenêtre a été éjecté de la déchiqueteuse qu'il manoeuvrait, ouvrant au passage sa joue et laissant voir ses dents et ses sinus.

Cinq ans plus tard, les cicatrices de son accident de travail ne paraissent plus, grâce à de multiples interventions dentaires et chirurgicales. Mais la douleur, invisible, persiste. Il ressent en permanence des élancements atroces dans la moitié de son visage, où passe un nerf qui aurait été coincé le soir de l'accident.

Stephan Nadon sort un boîtier et le place sur la table. Une centaine de pilules de toutes les couleurs sont classées dans des compartiments.

«Tout a été prescrit, raconte l'homme de 39 ans en secouant le contenant. Je prenais cela pour guérir, je ne savais pas que c'était pour me maintenir gelé comme une balle.»

À l'intérieur, des comprimés de Statex, de MS-Contin et de Targin. Ces trois médicaments contiennent de la morphine ou de l'oxycodone. Ces deux dérivés du pavot font partie de la famille des opiacés au même titre que l'héroïne et l'opium.

Tout a commencé par une visite dans une clinique spécialisée dans le traitement de la douleur chronique. Une dose de 5 milligrammes de morphine lui a d'abord été prescrite. Mais son système s'est accoutumé et son médecin a augmenté sa dose peu à peu, qui a finalement atteint 500 milligrammes par jour, une quantité mortelle pour quelqu'un qui consomme le médicament pour la première fois.

«Je n'étais plus capable de m'en passer, j'en prenais matin et soir et si je repoussais d'une heure, je me mettais à trembler, explique M. Nadon. Dès que je cessais de faire quoi que ce soit, de manger, de bouger ou de jaser, je tombais dans le coma. Les deux dernières années, j'étais tellement mêlé que mon docteur me prescrivait des speeds pour me réveiller.»

Stephan Nadon a fini par «frapper un mur». «Quand tu regardes ton fils et que tu ne sais plus comment lui parler, ça fait peur.»

Il est donc retourné voir son médecin. «La dernière fois que j'ai visité mon doc, il était prêt à augmenter encore ma prescription de morphine, soupire-t-il. Je lui ai donc demandé exactement ce que je prenais. C'est là qu'il a allumé et réalisé que je dépassais les normes.»

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À 34 ans, Melody a la silhouette d'un enfant. La brunette aux joues creuses ne pèse pas 100 livres, son petit corps est ravagé par sa dépendance à l'OxyContin, le nom commercial de l'oxycodone, dérivé semi-synthétique du pavot, prescrit pour apaiser la douleur.

Melody est née à Montréal, mais a fugué à l'âge de 15 ans. Elle s'est retrouvée à Sudbury où elle est devenue effeuilleuse. La danse l'a menée vers la cocaïne.

Puis, il y a six ans, un accident de voiture lui a fait découvrir l'oxycodone.

Après son accident, un médecin lui prescrit des comprimés de Percocet. Le Percocet contient deux molécules: l'oxycodone et l'acétaminophène, l'ingrédient actif du Tylenol.

De retour à la maison, son ami de coeur lui donne en plus des pilules d'OxyContin qu'il s'est procurées sur le marché noir. L'OxyContin est un type d'oxycodone qui se libère progressivement dans le système sur une période de 12 heures. Deux semaines après son accident, elle était déjà devenue accro.

«Ça donne un super bon buzz, c'est comme dormir les yeux ouverts, c'est chaleureux et douillet, décrit-elle. Lorsque j'ai tenté d'arrêter, c'est comme si je m'étais fait passer sur le corps par un autobus. Donc j'ai continué.»

Peu de temps après, une amie lui montre comment écraser les pilules pour les priser (sniffer). Un peu plus tard, elle commence à mélanger la poudre avec du liquide puis à se l'injecter directement dans le sang, ce qui multiplie l'effet euphorisant de façon exponentielle.

Melody est récemment revenue s'établir à Montréal. «Le jour où je suis débarquée, je ne trouvais pas d'OxyContin, mais j'ai trouvé un dealer qui vendait de l'héroïne. Essentiellement, ça donne le même buzz, c'est pour cela qu'on surnomme l'OxyContin l'héroïne des pauvres.»

À l'instar de la plupart des héroïnomanes de Montréal, sa consommation était dictée par ce qui se vend dans les rues. Un autre opiacé d'ordonnance, l'hydromorphone, connu sous le nom commercial de Dilaudid, est aussi très populaire à Montréal. «Je me shootais à l'héroïne quand je ne trouvais pas de pilules et aux pilules quand je ne trouvais pas d'héroïne», résume-t-elle.

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Stephan Nadon et Melody ne se sont jamais rencontrés et leurs chemins, diamétralement opposés, risquent de ne jamais se croiser. L'un vit avec sa conjointe et son fils dans une coquette maison de Blainville, l'autre est dans une situation d'extrême précarité au centre-ville de Montréal.

Ils partagent cependant une dépendance aux opiacés d'ordonnance, une classe de médicaments antidouleur qui englobent la morphine, la codéine, l'hydromorphone (Dilaudil) et l'oxycodone (OxyContin et Percocet).

Le phénomène a pris de l'ampleur un peu partout en Amérique du Nord parallèlement à l'explosion du nombre de prescriptions d'oxycodone et d'hydromorphone pour traiter les douleurs chroniques.

Au Québec, aucune autorité de santé publique n'a évalué combien de personnes souffraient d'une dépendance aux opiacés. Mais la consommation de médicaments dans cette classe augmente de manière exponentielle.

De 2000 à 2011, les sommes remboursées par la Régie de l'assurance maladie du Québec (qui assure environ 42% de la population) pour l'OxyContin sont passées de de 487 000$ à 12,9 millions. Durant la même période, les sommes remboursées par le gouvernement pour le Dilaudid sont passées de 962 000$ à 4,4 millions.

L'OxyContin et le Dilaudid sont également très présents sur le marché noir.

Au Canada, peu d'études ont été menées sur le phénomène. Trop cher et trop coûteux, disent les experts.

À Toronto, le Center for Addiction and Mental Health (CAMH), le leader au pays en matière de recherche, a supervisé 571 cures de désintoxication de dépendance aux opiacés d'ordonnance entre 2000 et 2004. Les chercheurs ont conclu que les ordonnances médicales étaient la principale source d'approvisionnement des toxicomanes.

L'étude du CAMH a conclu qu'environ 37% des consommateurs avaient obtenu leurs substances grâce à la prescription d'un médecin, 21% d'entre eux achetaient leur drogue dans la rue et 26% avaient une ordonnance d'un médecin et s'approvisionnaient en même temps dans la rue. Les autres (5%) s'étaient procuré en pharmacie des formulations de codéine en vente libre. Seulement 1% avaient obtenu les médicaments d'un membre de leur famille ou d'un ami qui en consommait déjà.

Selon le Centers for Disease Control and Prevention (CDC), les morts par surdose de médicaments d'ordonnance sont maintenant la deuxième cause de décès accidentels aux États-Unis. Ces statistiques sont gonflées par le nombre grandissant de surdoses d'opiacés. En 2007, le CDC a officiellement recensé près de 12 000 surdoses accidentelles aux opiacés d'ordonnance. À titre de comparaison, le CDC a répertorié durant la même période aux États-Unis, 6000 surdoses de cocaïne et environ 2000 surdoses d'héroïne.

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«J'étais dans le noir, frosté ben raide et la seule lumière que j'ai vue, c'est dans ses yeux.»

Lorsqu'on a voulu augmenter sa dose de morphine, Stephan Nadon savait qu'il ne pouvait plus continuer à vivre dans un brouillard. Il a échoué dans le bureau du Dr Jean-Pierre Chiasson, directeur médical de la clinique Nouveau départ à Mont-Royal. Le centre de désintoxication privé se spécialise dans la pharmacodépendance. Une cure coûte de 8000$ à 15 000$. Celui qui travaille pour une entreprise de portes et fenêtres a pu se permettre financièrement un séjour à la clinique après avoir entrepris des démarches auprès de la CSST.

Le médecin de 69 ans a expliqué à Stephan Nadon qu'il souffrait d'hyper-algésie, condition engendrée par une consommation importante d'opiacés qui finit par amplifier la douleur plutôt que de l'apaiser. C'est à ce moment que M. Nadon a eu une lueur d'espoir.

«Nous vivons dans une période où tout le monde, particulièrement le monde médical, cherche des solutions faciles à des problèmes complexes, affirme le Dr Chiasson. Il y a eu une banalisation de l'utilisation des opiacés. Les médecins en prescrivent beaucoup plus, non pas pour traiter les douleurs aiguës comme les fractures, mais plutôt les petits bobos. Puis, les gens deviennent "chronicisés" sans qu'il n'y ait eu d'expertise», déplore-t-il.

«La douleur chronique non cancéreuse est mal soignée actuellement, la prise en charge est trop parcellaire. On recherche des solutions magiques par des opiacés donnés rapidement alors que le traitement demande en général beaucoup plus d'investissement et une approche qui devrait prendre en considération non seulement la douleur du patient, mais aussi sa lésion, son mode de vie, son état psychologique et même son alimentation», ajoute celui qui a été l'un des premiers médecins québécois à s'intéresser à la toxicomanie.

En mars dernier, Stephan Nadon a été cloîtré dans une chambre de la clinique du Nouveau départ pour une cure de désintoxication. Un sevrage douloureux de 60 heures. «Des couteaux et des poignards dans tous les os et tous les muscles de mon corps, décrit-il. Je suis sorti de ma chambre avec l'expérience d'un homme de 40 ans, mais avec la tête et le coeur d'un enfant de 2 ans. C'était de toute beauté, mais rough en même temps. Je vis avec cela aujourd'hui.»

Stephan Nadon veut retourner voir le médecin qui lui a prescrit les médicaments auxquels il est devenu accro. Il sait qu'il doit lui pardonner. Il estime aussi que la communauté médicale doit faire un examen de conscience. «La signature qu'ils font sur le petit bout de papier, ça a une conséquence sur le monde tout le long de leur vie après cela. Qu'ils allument, ça presse!»

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À un moment, Melody a aussi compris qu'elle ne pouvait plus continuer à consommer. Elle a tenté de faire une désintox «maison». «J'ai arrêté toute seule chez moi durant 10 jours. C'était l'enfer, j'avais tellement mal que je ne pouvais pas dormir.»

Elle a fini par se présenter à Relais Méthadone, clinique «bas-seuil» sous l'égide du Centre de recherche et d'aide pour narcomanes (CRAN) rue Sainte-Catherine, au centre-ville de Montréal. Un univers complètement différent de celui de la clinique du Nouveau départ. Ici, les patients sont désorganisés au point de ne pas avoir de carte d'assurance maladie. Ces sont des jeunes de la rue, des squeegees, des prostituées et des sans-abri.

Elle suit un traitement de substitution à la méthadone, molécule qui est aussi dans la classe des opiacés, mais dont les effets euphorisants sont beaucoup moins importants. La méthadone agit en bloquant les récepteurs du cerveau. Un toxicomane qui prend sa dose de méthadone puis qui s'injecte de l'héroïne ou de l'oxycodone n'en sentira pas les effets. «J'étais tannée d'être malade. Thank God pour la méthadone. Une fois que j'ai commencé, je n'ai plus jamais regardé derrière moi.»

Paul Pelletier, qui est médecin à Relais Méthadone, explique que depuis quelques années, la majorité des héroïnomanes de Montréal s'injectent aussi du Dilaudid ou de l'OxyContin, selon ce qui est disponible sur le marché.

«Lorsque l'on voit la facilité avec laquelle on obtient une prescription, la question à se poser, c'est, comment se fait-il que ce ne soit pas arrivé avant?», dit-il.

Ce dernier favorise une approche de réduction de méfaits plutôt que de répression. «Disons que l'on part d'un état où l'on se dit O.K., il y a des gens qui consomment des opioïdes; qu'est-ce qu'on aimerait qu'ils consomment le plus? Une drogue contrôlée par le crime organisé qui est pure à 20 % et à 80% de cochonneries ou bien quelque chose qui sort d'une compagnie pharmaceutique et qui est bien dosé? En réduction de méfait peut-être que c'est moins grave», dit-il.

«On n'arrivera pas à une situation où personne ne va pas consommer. Et si on est philosophique, il faut se poser la question, pourquoi est-ce qu'il y a des gens qui consomment? Pourquoi est-ce qu'il y a des gens qui ne consomment pas? Et là on se lance! Je ne peux pas nécessairement y répondre, c'est une question de société.»

Photo: Robert Skinner, La Presse

Stephan Nadon veut retourner voir le médecin qui lui a prescrit les médicaments auxquels il est devenu accro. Il sait qu'il doit lui pardonner. Il estime aussi que la communauté médicale doit faire un examen de conscience.