Les cheveux bicolores et un discret piercing au coin du nez, Amélie ressemble à une adolescente un peu rebelle. À 20 ans et des poussières, la jeune Montréalaise a déjà entrepris d'écrire l'histoire de sa vie. Son objectif est double : demander pardon à sa fille et la convaincre de ne jamais, jamais suivre ses traces.

«Un matin, raconte-t-elle, j'ai trouvé du sang partout dans sa chambre. Il y en avait dans ses cheveux, sur son pyjama, sur les barreaux de son lit, sur les murs... Quand j'ai voulu la prendre, elle s'est mise à crier.»

La veille, Amélie (dont nous avons changé le prénom, comme celui des autres parents) s'était coupé la main après avoir menacé son amoureux avec un couteau de cuisine. «J'avais tellement bu que je m'en souvenais à peine, mais j'ai bien compris que je mettais ma fille en danger. Alors, j'ai démonté sa bassinette. Je l'ai confiée à ma mère et je suis entrée en thérapie.»

Semaine après semaine, les locaux du programme mère-enfant du centre Portage résonnent d'histoires du genre. «J'ai vu une mère si désespérée qu'elle a essayé de brûler son enfant, une autre qui se préparait à l'étrangler, un petit qui a avalé une pilule qui traînait», énumère l'intervenante Stéphanie Lacasse.

«On reçoit des enfants de 2 ans

qui ne disent pas un mot ou ne marchent pas encore, parce qu'ils passaient tout leur temps seul dans leur bassinette, devant la télévision. Certains prenaient même leurs repas debout, en se tenant aux barreaux», ajoute la coordonnatrice de la garderie, France Landry, qui aide les enfants à rattraper leur retard pendant que leurs mères s'efforcent de réorienter leur vie.

Dans l'Ouest-de-l'Île, le fils d'une autre femme a acheté des allumettes et incendié leur cabanon tandis qu'elle fumait un joint dans la cuisine. «Les flammes étaient si grosses que mon tuyau d'arrosage fondait, raconte-t-elle. Mon fils aurait pu mourir, alors, la DPJ me l'a pris. Je ne sais pas si je pourrai me le pardonner un jour.»

Le scénario se répète dans des milliers de familles québécoises, où la drogue et l'alcool prennent tellement de place que les enfants n'en ont plus. «L'argent, le temps, l'énergie des parents: tout y passe. On les retrouve à moitié évanouis sur leurs sofas, dans des maisons sales, pleines de mégots et de bouteilles», illustre Linda See, du centre jeunesse Batshaw, qui dessert les Montréalais anglophones.

Évolution des mentalités

Hier encore, la plupart de ces parents n'arrivaient à peu près jamais à retrouver leur enfant. Mais depuis quelques années, ils sont de plus en plus nombreux à y parvenir. Pour de bon. Dans certains cas, même s'ils devaient continuer à se droguer ou à se soûler de façon régulière.

Comment expliquer pareil revirement? Les mentalités ont évolué de façon «phénoménale», répond Danièle Dulude, qui dirige le centre jeunesse Laval et le centre de réadaptation Le Maillon. Avant, on voyait les toxicomanes comme de mauvais parents, quasi irrécupérables. Aujourd'hui, on croit que, malgré leurs faiblesses, bon nombre d'entre eux peuvent apprendre à remplir leur rôle et à protéger leurs enfants du chaos.

«On n'est pas là pour exiger la perfection ou imposer l'abstinence, affirme la directrice du centre Batshaw, Madeleine Bérard. Sinon, on placerait beaucoup trop d'enfants tellement la toxicomanie est courante.»

Depuis 10 ans, on sait que ce n'est pas la solution miracle. «Les études le démontrent: être séparé de son parent est un traumatisme pour l'enfant. Il voudra toujours le retrouver et aura du mal à tisser d'autres relations pour le reste de sa vie», explique Myriam Laventure, qui enseigne la psychoéducation à l'Université de Sherbrooke.

Trop souvent, ajoute-t-elle, la simple peur d'être séparés pousse tous les membres de la famille à se cacher et à mentir plutôt qu'à demander de l'aide.

Bien sûr, des centaines de cas restent trop graves pour qu'on ne place pas l'enfant - par exemple, quand l'abus d'alcool ou de drogue se conjugue à une extrême pauvreté, un grand isolement ou des problèmes de santé mentale.

On peut toutefois avoir de belles surprises, constate le Dr Samuel Harper, obstétricien au CLSC des Faubourgs, dans le centre-sud de Montréal. «Une de mes patientes héroïnomanes appelle dès que le nez de son bébé coule, dit-il. C'est l'impact de la drogue sur la vie de tous les jours qui compte. On veut que les mères pensent à confier leur bébé à une personne fiable avant de partir sur le party

Pour certains parents, en arriver là n'est pas gagné d'avance. Les intervenants ont donc entrepris de tisser un solide filet de sécurité autour d'eux - entre autres choses, en les enrôlant dans de nouveaux programmes de suivi très intensif.

Dans le cadre du partenariat Main dans la main, les travailleuses sociales de trois hôpitaux montréalais et de la DPJ aident les toxicomanes enceintes à préparer minutieusement la naissance de leur bébé.

Grâce au programme Jessie, les parents de tout-petits peuvent ensuite recevoir deux ou trois fois par semaine le coaching d'un éducateur du centre jeunesse, tout en étant suivis sur le plan social et en toxicomanie. D'après le centre Dollard-Cormier, 72 nouvelles familles montréalaises ont reçu ce soutien en 2010-2011, une augmentation de 41% en un an.

Des écoliers au bout du fil

Le centre (comme d'autres à Laval, Québec, Lévis et Trois-Rivières) reçoit des fonds spéciaux pour venir directement à la rescousse des écoliers, sans même attendre un signalement aux services sociaux. «Plusieurs enfants nous téléphonaient en disant: "Mon père boit ou ma mère se drogue, s'il vous plaît, aidez-moi!"», raconte l'intervenante Fannie Fafard.

Depuis, les 6-12 ans sont rencontrés en groupe. On veut briser leur isolement, les équiper pour affronter les coups durs et, si nécessaire, régler leurs troubles de comportement. Leurs parents n'ont pas besoin d'entrer en thérapie, prend soin de préciser Mme Fafard. À la place, on leur montre à instaurer une routine, des règles cohérentes, un dialogue. «Mais on a beau leur payer la gardienne, le transport et le souper, les recruter est très difficile. La peur d'être jugé ou dénoncé demeure très forte», constate l'intervenante.

Pour contourner le problème, une équipe du Maillon se rend chaque jour aux urgences de la Cité-de-la-Santé de Laval. Qu'ils aient déboulé l'escalier ou soient en pleine surdose, les toxicomanes y sont nombreux. «Environ 85% de ceux qu'on y repère nous étaient totalement inconnus», précise la directrice du centre, Danièle Dulude.

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