Ils sont très malades. Le temps des Fêtes, c'est le dernier de leurs soucis. Ils sont trop occupés à combattre le VIH, à souffrir de l'hépatite C ou à dompter leur dépendance aux drogues. Jacques Fallu, infirmier clinicien, a décidé d'aller vers eux, dans la rue, afin de les épauler. La Presse a suivi l'infirmier au centre-ville de Montréal. Son dévouement est tel qu'il a reçu le prestigieux prix Florence de l'Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, cette année, pour honorer sa contribution à prévenir la maladie.

Jacques Fallu ne porte ni tuque ni foulard, encore moins des mitaines. C'est un habitué de la rue. Ce matin, il a cependant de petits yeux. Fatigue. Il a passé la soirée aux urgences. La nuit a été courte, mais il reprend quand même le chemin du trottoir. L'infirmier de proximité va à la rencontre de ses écorchés atteints du VIH et de l'hépatite C, deux maladies qui vont souvent de pair avec la drogue. Avec ses patients.

Trottoir de la rue Saint-Urbain, à la sortie de la clinique d'immunodéficience de l'Institut thoracique du Centre universitaire de santé McGill (CUSM). On se dirige vers le métro Place-des-Arts, destination rue Panet. «Je fixe de petits objectifs à mes patients, prévient-il. Je ne prône pas l'abstinence. Mais c'est une victoire s'ils sont capables de ne pas trop consommer, de prendre leurs médicaments et de conserver un loyer. Parce qu'avec mes patients, le succès n'est pas garanti.»

Marc et Pauline ne pensaient jamais fêter Noël cette année. Ils étaient des morts vivants. Aujourd'hui, ils sont amoureux plus que jamais. Et pour la première fois depuis des années, ils sont reçus dans la parenté pour le réveillon. Cela fait 24 ans qu'ils partagent l'amour et les seringues. Ils ont contracté le VIH et l'hépatite C. Marc a une grosse croix accrochée au cou pour se donner de l'espoir. Il gère sa douleur chronique avec des timbres et des comprimés de morphine. Pauline est tellement frêle dans son grand chandail qu'on a l'impression qu'elle va se briser en deux.

Jacques Fallu les a repêchés in extremis, au printemps, dans une roulotte de premiers soins pour paumés de Cartierville. Marc était en pleine hémorragie interne. Pauline en était à son dernier souffle à cause d'une pneumonie, une complication commune du VIH. Ils vivaient dans un logement insalubre. Le couple est maintenant hébergé à la maison Amaryllis, au centre-ville, le temps de reprendre du poil de la bête. Ils espèrent reprendre un semblant de vie normale. Loin de Cartierville, «parce qu'on n'a plus d'amis quand on n'a plus de drogue», dit Marc.

«Cartierville, c'est surnommé Cracktown dans mon monde. Il y a des pushers à tous les coins de rue. On ne pourra pas y retourner parce qu'on espère rester clean, et que la tentation serait trop forte», explique-t-il, une seringue plantée dans le bras, en regardant Jacques prélever du sang. Cinq tubes de sang pour évaluer sa charge virale. Le couple suit une trithérapie afin de contenir la menace de mort du virus du sida.

L'infirmier leur dit qu'il est content de les savoir sous un toit. «J'ai des patients pains de savon, dit-il, d'un sourire moqueur. Parce que chaque fois que j'essaie de les voir, ils peuvent glisser d'entre mes doigts. Ce qui me réconforte, c'est de savoir qu'ils ont mon numéro de téléavertisseur. Ils savent comment me trouver.»

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M. Nguyen a fait beaucoup de prison. Pour vols à l'étalage et fraudes. L'infirmier va le visiter pour voir le logement subventionné qu'il a réussi à lui décrocher pour la prochaine année. Une victoire. Son patient, lui aussi atteint du VIH et de l'hépatite C, est fier. Son un et demi est gros comme un trou de souris, mais les murs sont blancs. C'est propre. Et c'est mieux que la rue. L'homme de 48 ans aux joues creuses montre son calendrier fixé au-dessus de sa cuisinière à deux ronds.

«Si quelqu'un a un bon comportement, c'est facile de bien se nourrir pour pas cher au Québec, dit-il. J'ai eu mon panier de Noël de l'église Sacré-Coeur. Et regardez, j'ai des dîners et des soupers dans les centres communautaires toute la semaine, même pour le réveillon. C'est vrai qu'on coûte cher à la société, mais je n'ai jamais tué personne. Et il ne faut pas oublier qu'un prisonnier coûte 100 000$ par année à l'État. Moi, grâce à Jacques et à ce logement, je ne dérange personne.»

Trottoir du boulevard De Maisonneuve. Ça commence à être glissant à cause du verglas. On va porter les échantillons de sang au laboratoire de la clinique d'immunodéficience. Jacques décide de se payer un grand luxe. On va au restaurant thaïlandais au coin de la rue. Ils ont un buffet abordable. On ira ensuite voir Manon, 53 ans, qui sort tout juste de l'hôpital. Elle souffre d'une cirrhose, et les médecins ont dû cesser sa trithérapie le temps de la sortir de son état critique.

L'infirmier clinicien a choisi il y a 10 ans de soigner les gens atteints du VIH et de l'hépatite C. Il est le seul de sa clinique à les rejoindre dans la rue, et à avoir su les amadouer. Il explique qu'il porte trois chapeaux: infirmier, travailleur social et intervenant en toxicomanie. Jacques a au moins 500 entrées dans son cellulaire, allant des hôpitaux aux postes de police, en passant par les pharmaciens, les centres d'hébergement et les prêtres. Quand l'un de ses patients n'a pas de vêtements, il sait où le diriger. Il sait aussi comment procéder pour obtenir une nouvelle carte d'assurance maladie le jour même en cas de perte. «Ça arrive souvent à mes patients», glisse-t-il.

Encore le métro, encore l'autobus. Encore un trottoir. Jacques a mis son capuchon, mais il n'a pas besoin de mitaines. Il reçoit l'appel d'une travailleuse sociale. Le patient qu'il a accompagné aux urgences la veille est admissible pour une place en soins de longue durée. Il est soulagé. «C'est un homme dans la cinquantaine qui a une maladie mentale en plus du VIH et de l'hépatite C. Il n'est pas capable de s'assumer dans un logement, mais il n'est pas jugé assez malade pour être placé. Si je ne l'avais pas accompagné aux urgences hier, on l'aurait probablement mis dehors. Et qui sait où on l'aurait retrouvé.»

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Manon n'en pouvait plus d'attendre la visite de Jacques. Elle a le ventre aussi gonflé qu'une femme enceinte de sept mois. Son teint est brunâtre à cause de la cirrhose. Elle est nerveuse, un peu confuse et a besoin de se faire réconforter. Elle offre un café à son infirmier avant les prises de sang. Elle veut aussi qu'il vérifie sa tension. Elle fait des blagues à propos de tout.

Jacques a réussi à lui trouver un nouveau logement subventionné l'an dernier, avenue Henri-Julien. Dans l'autre, il y avait trop de drogués. Manon nous fait visiter ce qui est son château. Un quatre et demi. Elle dit qu'elle veut mourir ici. Elle a deux gros chats, un balcon, de la décoration sur tous les murs. Pour la veille de Noël, elle espérait aller à la basilique Notre-Dame avec sa fille. Elle explique qu'elle souffre souvent de solitude, mais que parfois c'est par choix, parce qu'elle est trop malade pour recevoir de la visite.

L'infirmier lui écrit sur un bout de papier les dates d'ouverture de sa clinique durant le temps des Fêtes. Il lui répète à plusieurs reprises d'aller à l'hôpital si ça ne va pas bien. D'appeler. Il prend une autre gorgée de café - «ma drogue», dit-il. Il range son sac de seringues et la trousse de premiers soins dans son sac à dos rafistolé avec du ruban adhésif. Il est prêt à reprendre le trottoir. Il commence à faire noir. Demain, il ira visiter son patient hospitalisé. Il compte aussi rappeler Manon avant de prendre quelques jours de congé.

«Notre plus belle réussite des dernières années, c'est la trithérapie pour contrôler le VIH. Mais nous apprenons en même temps que nos patients qui vieillissent. En gros, ça veut dire qu'il y a les effets secondaires, et l'hépatite C qui fait de plus en plus de ravages. Mes patients sont des survivants. Ma plus grande crainte, c'est qu'on fasse des coupes dans le financement et dans les ressources à cause d'un faux sentiment de guérison du sida.»

Jacques ne parle pas de ses plans pour Noël. «J'ai surtout besoin de dormir, dit-il. Le plus difficile pour moi, c'est d'apprendre à m'arrêter. Je suis passionné par mon travail. Mais j'ai 53 ans, je ne rajeunis pas moi non plus.»

Il se remémore quelques coups durs. Comme ce jour où il a perdu un patient de 24 ans. «Il est mort d'une surdose. J'étais complètement à terre, plus capable de fonctionner. Le plus difficile était de penser à la famille. Un sentiment de culpabilité. Heureusement, on a une bonne équipe à la clinique. Ils m'ont relevé. Une fois par semaine, on se rencontre, on fait le point sur nos patients. On s'entraide quand on a tout essayé avec un malade et que ça ne fonctionne pas.»

Le couple VIH et hépatite C

VIH: Entre 2002 et 2009, 1855 cas nouvellement diagnostiqués du virus de l'immunodéficience humaine (VIH) ont été déclarés dans la région de Montréal. Parmi eux, 82,3% étaient des hommes. L'infection persiste toute la vie et elle est incurable. Il existe toutefois la multithérapie antirétrovirale (trithérapie) pour la maîtriser. Ce traitement doit être suivi à vie, et vient avec son lot d'effets secondaires et de complications.

Hépatite C: À Montréal, on estime qu'il y a 1000 nouveaux cas déclarés d'hépatite C chaque année. Seulement 10% des gens infectés ont accès à un traitement. Celui-ci est très coûteux; il est question d'environ 25 000$. Le principal mode de transmission de l'hépatite C est le partage de matériel d'injection. Il n'existe pas de vaccin pour prévenir cette infection. La principale complication de l'hépatite C est la cirrhose, dans 20% des cas. Environ deux personnes sur dix (20%) qui souffrent d'une cirrhose contracteront un cancer du foie.

Source: direction de la santé publique de Montréal et CUSM