Quand on a des enfants à la maison, une carrière en essor et une vie sociale riche, la maladie d'Alzheimer est vécue, péniblement, comme une série de deuils prématurés. La vie est soudainement bouleversée, brisée, longtemps avant la retraite.

«J'ai l'impression de m'être fait voler.» Pierre Toupin essuie avec un mouchoir les larmes qui coulent sur ses joues. La maladie d'Alzheimer s'est manifestée il y a cinq ans. Il était âgé de 48 ans. Depuis, son état dégénère un peu plus chaque jour. Il en est tout à fait conscient. «C'est un calvaire.»

Ce matin, Pierre s'est perdu dans sa maison de Laval. Au lieu de se rendre au garage pour aller chercher les croquettes du chien, il s'est retrouvé au sous-sol, la gamelle à la main. L'autre nuit, un policier a sonné à la porte. «Pierre avait laissé la porte du garage ouverte», raconte sa femme Carole Dupuis. «Moi?», demande Pierre. Il rit.

Malheureusement, la maladie de Pierre progresse à une vitesse folle. Ses yeux azur perdent de leur vivacité. Sa démarche est moins assurée. Autrefois volubile, il doit faire des efforts pour parler. Il dort beaucoup. Il ne peut plus compter ni lire. Depuis quelques semaines, il n'arrive plus à s'habiller et il doit suivre des consignes pour prendre sa douche. «Sinon, il peut sortir la tête pleine de mousse.»

Son fils Charles, 20 ans, s'est éloigné, acceptant mal la maladie. Catherine, 15 ans, est tout aussi bouleversée. «C'est comme si je n'avais pas de père. Je ne me souviens plus de lui avant.» Le père et le grand-père de Pierre ont aussi souffert de la maladie d'Alzheimer.

Contrôleur aérien, diplômé en anthropologie et en gestion de HEC Montréal, Pierre Toupin vivait sa vie à fond, incapable de se reposer. «Vivre avec lui, c'était une aventure. On ne s'ennuyait jamais, confie sa femme. Quand je l'ai rencontré, j'ai été charmée par son intelligence. Il pouvait parler de tout pendant des heures, il était très cultivé.» Sportif accompli, il était dans deux équipes de hockey, il faisait du vélo et du ski alpin avec les enfants. «Il descendait les pentes comme le champion Jean-Claude Killy.»

Carole ne reconnaît plus son mari. «Ça dégringole de façon sévère. La voix est la même, mais ce n'est plus du tout le même homme, confie-t-elle. J'ai l'impression d'être dans le film Benjamin Button. Les commutateurs s'éteignent les uns après les autres. C'est un supplice.» Elle dépose tendrement sa main sur la cuisse de son mari. Ils pleurent.

C'est en 2007 que tout a chaviré. Parce qu'il commettait des erreurs et qu'il arrivait difficilement à se concentrer, Pierre a été retiré de son poste. Il ne savait plus comment appliquer une procédure qu'il avait lui-même conçue. Les médecins ont conclu à un surmenage. «Je dormais, mais je ne récupérais pas», précise-t-il. Les antidépresseurs n'ont fait qu'aggraver son état de santé. En revenant de voyage, environ un an plus tard, il a été incapable de signer la déclaration douanière. Il s'est retourné vers Carole et a dit, paniqué: «Je ne sais plus comment écrire.»

Un électroencéphalogramme n'a révélé aucune anomalie, mais des tests d'imagerie par résonance magnétique ont montré l'ampleur de la dégénérescence du cerveau. «Les neurologues étaient d'abord sceptiques. On nous a dit que tout était beau, dit Carole. J'ai dû insister pour qu'il passe des tests poussés. Il a fallu que je pleure, que je crie et que je harcèle pour accélérer les rendez-vous.»

Carole est surveillante spécialiste en simulation de contrôle aérien. Entre son boulot exigeant, l'entretien de la maison et la gestion des finances familiales, elle veille à ce que Pierre et ses enfants ne manquent de rien. «Je suis devenue "monoparentale". Quand la chicane éclate à table et que ça dégénère, je dois faire preuve d'autorité. Même chose quand le plus vieux part sur la go et revient au petit matin. Pierre n'intervient plus. Je dois prendre seule les décisions.»

Plusieurs de leurs amis sont subitement disparus. D'autres sont d'une aide précieuse. Comme ce voisin qui joue au tennis avec Pierre une fois par semaine et qui l'accueille à l'occasion pour souper. Carole et sa fille Catherine, qui étudie à l'École supérieure de danse, ont ainsi pu assister au ballet Rodin/Claudel.

Pierre passe désormais ses journées en centre de jour, notamment à l'Escale du Rendez-vous. «Je fais du bénévolat, ça m'aide à tenir le coup», confie-t-il. Trouver un endroit convenable n'a pas été une mince tâche. Pierre ne voulait pas se retrouver parmi des gens de 80 ans et plus. «On a fait plusieurs essais et erreurs.»

Le couple tente de profiter des petits bonheurs du quotidien. «Je lui prépare des repas qu'il aime. Je tamise les lumières, je mets de la musique et on passe un bon moment, même si nos conversations sont limitées.» Chaque soir, ils font la vaisselle ensemble, ils regardent l'émission Un souper presque parfait - «on rigole», dit Pierre - et, pendant que Catherine fait ses devoirs, ils marchent 45 minutes avec leur chienne Roxy. Vers 20 h 30, c'est la douche et le coucher. «La routine d'un jeune enfant», souligne Carole.

Parfois, Catherine prend la relève. «L'autre soir, je l'ai installé dans son lit, j'ai mis la télé au hockey, il est fan du Canadien. Quand il m'a dit vouloir dormir, j'ai éteint et je me suis assurée qu'il était bien sous ses couvertures.»

Mais Carole est épuisée. «Tu parlais de répit, non?», avance Pierre. Il est d'accord pour coucher quelques nuits à la maison Alzheimer. «On va commencer doucement», répond-elle. «Nous traversons une grosse tempête, mais je sais que le calme reviendra. À ce moment, je m'occuperai de moi.»

Pierre se lève, son mouchoir humide à la main. Il tourne en rond et demande: «Où est-ce que je peux mettre ça?» «Dans la poubelle, chéri.»