Les reins d'Axelle Vaillancourt sont comme un vieux moteur qui aurait arrêté de fonctionner depuis belle lurette. En fait, non seulement ils ne fonctionnent plus, mais ils sont l'équivalent pour son corps d'une dose quotidienne d'arsenic. La petite fille a gagné à la loterie, mais à l'envers. Voici son parcours.

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LE DERNIER JOUR DES REINS MALADES

10 janvier 2011

La fillette est ressortie d'un petit bureau perché tout en haut de l'hôpital avec un dessin du chirurgien tracé au marqueur. Le dessin contraste avec le sapin de Noël du vieux couloir de l'hôpital.

«Ils vont couper mes reins en petits morceaux et les faire sortir par un petit trou, dit-elle. Ensuite, je n'aurai plus de reins pour filtrer mon sang. Ils vont donc faire un trou dans mon cou et y installer une tige jusque dans mon coeur. Ça va me connecter à une machine qui va filtrer mon sang durant deux semaines.»

Depuis, on a changé d'année. Et aujourd'hui, c'est la veille de l'opération. On passera bientôt du dessin à la réalité. Il est temps d'expliquer à quoi va servir la tige qui sera plantée à la base de son cou, et qui ira jusqu'à son coeur. Elle devra se soumettre à de l'hémodialyse jusqu'au jour où elle recevra un rein de son père. Un traitement quotidien de quatre à six heures.

L'éducatrice en hémodialyse, Danielle, se présente avec tout son bazar sous le bras. Il y a un grand cahier à anneaux, une mallette bleue et une petite poupée sans visage en chemise rose d'hôpital. Elle commence par expliquer à l'aide d'images les tenants et aboutissants de l'hémodialyse, puis tend la poupée. «C'est la poupée Axelle, c'est ta poupée», dit l'éducatrice d'une voix douce.

Avec l'aide de l'éducatrice, Axelle enlève la chemise d'hôpital de la petite poupée pour découvrir les deux tiges à la naissance de son cou. Une bleue et une rouge. L'une pour pomper le sang, l'autre pour acheminer les fluides filtrés. La mère d'Axelle, Nathalie, passe sa main sur son front en regardant sa fille sans mots, le regard fixé sur la poupée sans visage. Danielle lui remet une boîte de crayons de couleur. Axelle observe les couleurs, prend le noir pour tracer des traits à la poupée Axelle.

De grands yeux, un petit nez et une bouche en forme de coeur. Du vert pour les yeux et de grands cils. Une couleur pour appliquer ce qui ressemble à du brillant sur les paupières. Du rouge pour le sourire. La poupée Axelle est prête à prendre vie, à visiter la clinique d'hémodialyse.

La porte s'ouvre sur une salle exiguë où sont alignées de grosses machines. Au centre, une petite fille est en traitement. La mère d'Axelle se passe la main dans les cheveux. On dirait qu'on a coupé l'oxygène dans la pièce. Les murs semblent se refermer. Les larmes se mettent à couler le long des joues de Nathalie. Axelle prend la main de sa mère. «Ça va aller, maman.»:

LE POINT DE NON-RETOUR

11 janvier 2011

Des portes d'ascenseur s'ouvrent. Un brancardier tire un lit d'hôpital sur roulettes. Axelle y est étendue, les mains serrées contre ses toutous. Elle a laissé son porte-bonheur à sa mère, une médaille d'ange sur laquelle est gravée l'inscription «toujours avec toi».

L'anesthésiste, le chirurgien général et le spécialiste qui va faire l'opération, le Dr John Paul Capolicchio, s'approchent du lit de la fillette dans lequel elle semble minuscule. Leurs paroles se chevauchent. L'intervention va durer au moins huit heures.

Vers 8h, tout le personnel médical est rassemblé à l'entrée du bloc opératoire. On s'agite. La petite Axelle est soudain propulsée de l'autre côté d'une porte coulissante. Ses parents sont là, impuissants, enlacés. Ils la saluent de la main, comme on le fait dans les aéroports.

Derrière les portes, la salle d'opération. Il y a de gros projecteurs au plafond. Des appareils et des écrans. La lumière est jaunâtre. On gèle. C'est sombre, gris, il n'y a pas de fenêtres. Ça sent le bloc opératoire.

On intube Axelle afin de lui administrer de l'oxygène durant l'opération. On s'emploie à lui installer une intraveineuse sur le poignet. Mais l'anesthésiste n'y arrive pas, les veines sont fuyantes. Au moins une demi-heure s'écoule. La tension monte d'un cran. Sans cette intraveineuse, on ne peut pas procéder à la néphrectomie.

Comme dans un ballet soigneusement orchestré, l'anesthésiste, qui a enfin réussi, laisse entrer en scène le Dr Capolicchio. Le corps inanimé d'Axelle est sur le dos. On le place sur le côté, presque sur le ventre, incliné vers le bas afin que le rein, une fois détaché, ne tombe pas sur les poumons. On recouvre la fillette d'une grande toile bleue. Un carré dans la toile est découpé, à l'endroit où se trouve son rein gauche.

Les assistants sortent ensuite du ruban adhésif qu'ils déroulent de part et d'autre du corps d'Axelle afin de la maintenir en position. Le Dr Capolicchio veut des gens des deux côtés de la table d'opération pendant toute la durée de l'intervention. «Il ne faudrait pas qu'elle tombe», dit-il.

Le spécialiste fait une petite incision. Du sang, à peine. Il fait ensuite trois trous de la grosseur d'un gros stylo à bille. Il entre son index dans l'un d'eux afin de l'agrandir et d'y insérer une caméra minuscule. Deux grandes tiges, avec au bout de minuscules ciseaux, sont insérées dans les deux autres trous.

Tout le monde retient son souffle. Le chirurgien commence à écarter des tissus à l'intérieur du corps; on dirait des rideaux de soie. Il ouvre un chemin jusqu'au rein à l'aide de la caméra qui projette l'intérieur du corps d'Axelle sur écran. Après quelques minutes, il prend une grande respiration, lève la tête, s'étire la nuque, regarde toute l'équipe penchée sur la fillette. Il sourit. Et demande de la musique.

«Nous serons ici jusqu'à la fin de la journée. Aussi bien détendre l'atmosphère», lance-t-il. Le son d'un vieux disque d'Annie Lennox retentit dans la salle. «Faire ce type d'opération est comme piloter un avion, dit le Dr Capolicchio. Quand ça va bien, ça va très bien. Mais quand ça se met à mal aller, ça va vraiment mal, une hémorragie, et c'est la catastrophe.»

Après deux heures, les morceaux du premier rein sont placés dans un banal sac en plastique. Une partie de l'autre rein sera plus tard envoyée au laboratoire.

La grande horloge au mur de la salle d'opération indique maintenant 17h. Axelle est dans un coma artificiel depuis le matin. Nathalie et Pascal attendent au sixième étage de l'hôpital. Les parents ne le savent pas, mais l'intervention a failli être reportée.

«On n'avait pas de chambre libre à l'étage hier pour l'hospitaliser, dit le Dr Capolicchio. Imaginez le drame si on avait dû annuler, avec les impacts psychologiques sur la famille. Sur Axelle, aussi, dont l'état de santé est précaire.»:

LE CHEMIN DE CROIX

23 janvier 2011

La machine d'hémodialyse à laquelle Axelle est reliée par des tiges sonne constamment. Le sang passe difficilement. La fillette tousse. Elle a de la difficulté à respirer. L'infirmière lui tend sa pompe pour l'asthme. Elle vomit. Sa tension est trop haute. Axelle ne pleure pas. Mais elle est exaspérée, ça se voit.

Les médecins de garde ont demandé une radiographie de ses poumons. En principe, demain devrait être le grand jour, celui de la transplantation tant attendue du rein de son père. Mais ça ne va pas bien du tout. On attend la décision de l'anesthésiste.

La fillette n'a pas marché, comme demandé par le chirurgien, au lendemain de la néphrectomie, il y a deux semaines. Elle avait trop mal. Il y a ensuite eu des complications. Un pli dans la tige d'hémodialyse. Le sang ne passait pas. On a dû la réopérer d'urgence, encore une anesthésie générale.

Depuis, c'est un chemin de croix. Axelle a eu deux crises de panique. La première quand on l'a vaccinée contre la grippe. Elle a vu noir, même qu'elle ne se souvient plus de rien, dit sa mère. La deuxième crise a éclaté quand le fauteuil d'hémodialyse s'est incliné trop rapidement. «Le presto a littéralement sauté», dit-elle.

En attendant le verdict de l'anesthésiste, Nathalie raconte qu'Axelle n'a pas dormi de la nuit. Elle non plus. Ses yeux sont devenus vitreux à force de vouloir faire sienne la douleur de sa fille. Elles ont joué à un jeu de société pour passer le temps. Le soleil se levait quand la petite s'est assoupie sur le canapé.

La néphrologue de garde avance lentement. Elle s'accroupit pour être à la hauteur d'Axelle. La greffe est annulée. Les radiographies révèlent que la fillette a une infection, on reporte d'au moins deux semaines, le temps qu'elle guérisse, le temps qu'on puisse réserver un autre jour pour ouvrir deux salles d'opération. L'une ici, pour faire la transplantation, l'autre à l'Hôpital général, pour prélever le rein du père. Compliqué.

Axelle essaie de suivre le fil des événements pendant que sa mère tente de se maîtriser. On explique que la fillette va devoir porter un masque. Pas question de recevoir la visite de la famille, il faut éviter les endroits publics. La famille devra se confiner à l'appartement-hôtel, sauf pour l'hémodialyse et leçons particulières avec un professeur de l'hôpital.

On sort de la salle. Nathalie a besoin de changer d'air. Elle prend ses messages sur son portable. Ses mains tremblent, elle éclate en sanglots. D'autres mauvaises nouvelles. Sa compagnie d'assurances refuse de payer son congé de maladie.:

UN REIN DANS LA GLACIÈRE

14 février 2011

Le 14 février, lendemain de tempête, jour de la Saint-Valentin. Le Dr Prosanto Chaudhury se dirige vers sa voiture, une glacière rouge à la main. Dans la glacière, il y a un rein. Celui de Pascal, qui vient tout juste d'être opéré. Nous voici au stationnement. Le chirurgien ouvre le coffre arrière de son auto, y place la glacière, rabat la portière.

Une voiture, mal garée, lui bloque le chemin.

Un employé du stationnement déplace l'auto, sans trop se presser. On démarre. Les minutes sont comptées. Le rein ne doit pas demeurer trop longtemps dans la glacière. Il en va de la viabilité de l'organe.

«Transplant Québec a un service de transport avec des bénévoles du service de police pour les organes cadavériques, explique le Dr Prosanto Chaudhury, le chirurgien qui a retiré le rein du père. Mais ce n'est pas encore le cas pour les organes vivants. On économise donc dans les frais de transport en nous en occupant nous-mêmes.»

Axelle est déjà sur la table d'opération, bien endormie. L'équipe médicale n'attend que le rein.

À l'Hôpital de Montréal pour enfants, le gardien du stationnement est sceptique quand le chirurgien se présente et lui dit qu'il a un stationnement réservé. Les employés tergiversent. Pour la première fois, le Dr Chaudhury manifeste une impatience polie. «J'ai un rein dans la voiture. On m'attend au bloc opératoire.»

Dixième étage de l'hôpital. Le ventre d'Axelle est déjà ouvert, côté droit, à la hauteur du nombril. Le chirurgien qui va procéder à la transplantation, le DrJean Tchervenkov, demande à voir l'organe.

Il le tâte, en prend la dimension, le soupèse, l'enlève et le replace dans une assiette qui rappelle celles des bouchers. Il le reprend encore, le place dans le ventre d'Axelle, un peu de biais, puis affiche un air satisfait.

Le Dr Tchervenkov a l'habitude de cette intervention délicate, il procède à des greffes de rein chez les enfants depuis 23 ans. Il explique qu'il va d'abord brancher une artère au rein, ensuite les veines et l'uretère.

La directrice du programme de transplantation pédiatrique rénale de l'hôpital, la Dre Lorraine Bell, entre dans la salle d'opération. Son visage est dissimulé sous son masque, mais on peut y deviner un sourire, de l'enthousiasme. Une pointe de nervosité, aussi.

«Quand le rein change de couleur, quand il se gonfle, quand il devient rose, et surtout quand l'urine s'écoule, nous savons que la greffe est un succès. C'est toujours émouvant. C'est comme un accouchement», a-t-elle expliqué.

Le Dr Tchervenkov relie l'artère au rein. Il a le doigté d'une dentellière, l'oeil d'un lynx. Il demande à l'anesthésiste s'il est prêt. On acquiesce de la tête. Encore du fil, une aiguille, il se penche pour s'assurer de la qualité de son travail.

Et d'un geste de la tête, il donne le signal.

Comme une grande décharge électrique, un énorme débit de sang passe dans l'artère d'Axelle pour gorger le rein de son père. Le son du rythme cardiaque grimpe en flèche. La tension aussi.

Le Dr Tchervenkov lève les mains au-dessus de l'abdomen d'Axelle. Le rein du père, sans vie depuis trois bonnes heures, devient rose. Le temps est suspendu. Personne ne bouge. C'est le début d'un long processus d'apprivoisement entre Axelle et son nouveau rein.

LA NAISSANCE D'EUGÈNE

17 février 2011

Axelle est seule dans sa chambre d'hôpital qu'elle connaît trop bien. Sa mère est au chevet de Pascal, qui n'arrive pas à sortir du lit à cause de la douleur. Morphine. La fillette se frotte les yeux, se positionne en étoile et relève sa chemise d'hôpital. «Regarde la cicatrice, elle est énorme, énorme.» Le silence s'étire. Axelle confie qu'elle a donné un nom à son rein, sur les recommandations du personnel. «Il s'appelle Eugène», chuchote-t-elle. «J'avais pensé lui donner un nom de joueur de hockey, le numéro 76, P.K. Subban. Mais s'il se blesse, j'aurai peur pour mon rein. J'ai donc pensé à un vieux nom. Eugène, c'est beau, c'est doux.» Axelle doit revenir tous les mois à Montréal pour passer des examens. Elle devra prendre des médicaments pour prévenir un rejet toute sa vie. Avec un peu de chance, le rein de son père fonctionnera bien durant une vingtaine d'années, sinon plus.

ÉPILOGUE

Le 8 avril 2011

Axelle se réveille chez elle, à Boischatel, avec ses petits chiens. Trois mois se sont écoulés depuis la néphrectomie. Elle vient de recevoir son congé de l'hôpital. Deux biopsies ont révélé un taux de créatinine anormalement élevé dans le rein, mais pas de rejet. La fillette a repris l'école, a revu ses amies. Dans quelques semaines, sa mère Nathalie, infographiste, va reprendre le boulot. Son père, Pascal, va mieux, même s'il a dû être hospitalisé durant cinq jours à cause d'une complication extrêmement rare au prélèvement de son rein. Une infection. C'est cependant inévitable, à moins d'un avancement majeur de la science: un jour, Axelle aura besoin d'un autre rein. Et la maladie sera toujours dans son organisme. Il y a trois jours, Axelle a été hospitalisée d'urgence. Elle a une forte fièvre. Elle a dû subir une biopsie. On craint un rejet.

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