Jour après jour, les médecins endurent la pression, les mauvaises nouvelles, les cas difficiles. Plusieurs en souffrent. Dépression, toxicomanie, choc post-traumatique: certains vont même jusqu'à se donner la mort. De deux à cinq médecins se suicident chaque année au Québec. Le suicide est même la deuxième cause de mortalité chez les résidents en médecine. Une centaine de médecins, réunis en colloque la semaine dernière, ont abordé de front ces sujets tabous dans la profession. La Presse a été le seul média grand public admis dans leur cercle fermé.

On lui avait décerné la médaille du Gouverneur général. Elle avait aussi été nommée personnalité sportive de l'année durant ses études. Elle était belle, grande, gentille. Elle était organisée, persévérante, intelligente et travailleuse. Une étoile au firmament, au dire de ses proches.

Cette année, Ani-Raphaëlle aurait 26 ans. Mais le jeune médecin de famille ne sera pas là pour souffler ses bougies. La jeune femme s'est suicidée il y a deux ans dans la cour d'un hôpital de la Colombie-Britannique. «Maman et papa, je m'excuse. Je n'ai pas été assez forte, j'ai fait une erreur. Et je ne peux pas vivre avec.» Ce sont ses derniers mots, qu'elle a griffonnés sur le rapport d'un patient qu'elle venait de sauver d'un choc allergique grave.

Sa mère, Silvi Rodrigue, a raconté publiquement pour la première fois, la semaine dernière, la fin tragique de sa fille devant une centaine de médecins réunis en colloque sur le thème Briser les tabous. «Vous n'êtes pas que des médecins, votre vie doit être équilibrée», leur a-t-elle lancé après avoir expliqué que, le soir où elle est passée à l'acte, sa fille était affectée aux urgences et n'avait dormi que neuf heures en deux jours.

«Raphy avait le choix de traiter son patient en choc anaphylactique de deux façons, a expliqué Mme Rodrigue. Son superviseur lui a fait une remarque sur son choix - rien de grave, même qu'il lui a dit de ne pas s'inquiéter pour la vie du patient. Mais ma fille avait dit qu'elle ne ferait jamais d'erreur de sa vie. Son monde a basculé ce jour-là.»

Alors que le taux de suicide est en baisse dans la population en général, il est à la hausse chez les médecins, a expliqué le Dr Pierre Gagné, psychiatre légiste et coroner. Chaque année, de deux à cinq médecins se suicident, au Québec.

Culture du silence

Afin d'essayer de comprendre ce qui cloche, le Dr Gagné a entrepris, il y a environ 10 ans, une étude sur le suicide des médecins au Québec. Le Collège des médecins lui a transmis le dossier de 36 médecins qui s'étaient suicidés dans les dernières années. Dans les deux tiers des cas, il s'agit de médecins de famille âgés en moyenne de 50 ans.

Photo fournie par la famille

Ani-Raphaëlle s'est suicidée il y a deux ans, dans la cour de l'hôpital où elle travaillait aux urgences. Cette photo, prise dans l'oasis de Huacachina, au Pérou, est la préférée de sa mère.

«On pensait que c'était des spécialistes; radiologistes ou anesthésistes. Mais ce n'est pas le cas. On constate aussi que, comme dans le reste de la population, 80% d'entre eux souffraient de dépression sévère. Ce qui est troublant, c'est de constater à quel point les médecins ne parlent pas. Nos études révèlent que seulement 19% avaient tenu des propos suicidaires avant de passer à l'acte, alors que 44% des gens le font dans le reste de la population.»

Pierre Hamel était un médecin de famille brillant, dans la mi-quarantaine. Il occupait un poste important dans un hôpital de la Mauricie. Père de quatre enfants, il était en couple depuis des années avec Nathalie Brui, également médecin de famille. Bref, la vie parfaite.

Nathalie Brui a elle aussi tenu à briser le silence lors du colloque en racontant le combat de son mari contre la dépression, ce «cancer de l'âme», qui l'a conduit au suicide en 2005.

«Ses enfants ne l'ont jamais vu pleurer. Il était suivi par un psychiatre dans une autre ville, et il se faisait servir par un pharmacien loin de son milieu de pratique, a-t-elle raconté. On n'a rien vu venir. On revenait de vacances formidables. Il avait planifié un pique-nique avec les enfants le lendemain. On avait même un contrat de non-suicide tous les deux. Mais je l'ai quand même trouvé mort dans le sous-sol de notre maison.»

Le pire, dit Mme Brui, c'est qu'elle croyait qu'elle serait apte à retourner soigner des patients six semaines après le suicide de son mari. «Finalement, j'ai pris 10 mois. Ce sont mes enfants qui m'ont fait voir clair, quand je me suis fâchée contre eux. Nous, les médecins, sommes des cordonniers mal chaussés. Je n'avais pas idée de mon état. Aujourd'hui, je dois accepter mes limites.»

L'étude du Dr Pierre Gagné se poursuit. Mais elle a ses limites, a-t-il dit. «On n'a pas de données sur la détresse de nos étudiants et résidents en médecine. Par ailleurs, plusieurs dossiers sur les médecins qui se sont suicidés sont incomplets.» Quant à la mère d'Ani-Raphaëlle, elle espère qu'il y aura un réveil dans les facultés de médecine. «On a oublié que nos médecins sont des humains. Il faut démythifier. Il faut leur dire qu'on a le droit de faire des erreurs. On devrait même féliciter un médecin qui ose dire qu'il est fatigué, à bout de souffle», souhaite Mme Rodrigue.

Photo fournie par la famille

Cette année, Ani-Raphaëlle aurait 26 ans.