Les yeux de Benoît Duchesne sont inoubliables. Et pour cause. Ces yeux d'un bleu profond, au regard intense, ce sont ses deux seuls outils de communication. Avec ces yeux, et aussi un léger mouvement de la tête et du pouce droit, il a réorganisé sa vie. Il habite seul dans une jolie maison de campagne. Il a écrit un livre, il a fait des voyages dans le Sud, il lui arrive de faire du ski et du véhicule tout-terrain.

Avec ses yeux, Benoît Duchesne a transcendé les barreaux de sa prison de chair.

Il y a dix ans, M. Duchesne a été frappé par ce qu'il appelle son «bogue de l'an 2000». Par une journée d'août chaude et ensoleillée, un caillot éclate dans son cerveau. Il est totalement paralysé, mais aussi totalement conscient. Il voit sa femme appeler l'ambulance. Il voit les ambulanciers l'emmener. Il voit les médecins s'agiter autour de son corps inerte. Il voit tout. Il entend tout. Et il comprend tout.

A l'hôpital, le médecin lui demande de serrer son doigt s'il l'entend. Il en est incapable. Le médecin s'isole alors dans une petite pièce avec son épouse et lui annonce la mauvaise nouvelle. «Il lui a dit que j'étais un légume», résume brutalement Benoît Duchesne.

«Il lui a dit que j'étais un légume.» Une phrase de dix mots. C'est court, mais, mine de rien, c'est toute une phrase pour l'homme assis dans un gros fauteuil roulant. Car Benoît Duchesne ne peut pas dire ces dix mots. Il les épelle avec ses yeux. Caroline St-Jacques, la préposée qui s'occupait de lui lors de notre visite, accroche ses yeux aux siens. Il lève son regard vers la droite. Et elle a épelé. E-S-A-R-I... Benoît fait un rapide mouvement des yeux au i.

Première lettre de la phrase de dix mots: un I.

Et Caroline continue. Ben regarde en haut, à droite: E-S-A-R-I-N-T. En bas, à droite: U-L-O-M-D-P-C. En haut, à gauche: F-B-V-H-G-J-Q. Et ainsi de suite. C'est l'alphabet ESARIN, conçu pour les personnes souffrant du syndrome de verrouillage. C'est ce qui leur permet de communiquer. Leurs yeux.

Et ses yeux n'ont pas seulement permis à Benoît Duchesne de refaire sa vie. Ils lui ont sauvé la vie. C'est en plongeant son regard dans celui de son mari que son épouse a compris, malgré le diagnostic des médecins, que Benoît était là. Elle met au point un code de communication avec lui. Elle se bat pour traîner le médecin à son chevet. «Donne tout ce que tu peux, Ben!», lui dit Anne.

Il réussit à répondre aux questions du doc en clignant des yeux. Et, enfin, miracle, le médecin comprend son état.

***

Ça, c'était il y a dix ans. Depuis, Benoît Duchesne a appris l'alphabet ESARIN. Il a réappris à respirer, à manger, à sourire, à froncer des sourcils. Avec un léger mouvement du doigt, il a appris à commander un ordinateur. Il écrit des courriels, navigue sur le web. Il a écrit un livre et signé des autographes avec l'empreinte de son pouce. Il a donné des conférences dans des prisons et des entreprises. Il organise un tournoi de golf à chaque année pour amasser la petite fortune qui lui permet de se payer trois préposées, pour demeurer chez lui, dans sa maison à l'ombre des grands pins.

La première préposée arrive vers 8 heures. Elle enlève le petit dispositif qu'on lui pose à chaque soir, qui permet à Benoît d'appeler le 911 avec sa bouche en cas de besoin. La préposée fait ensuite sa toilette et l'installe dans sa chaise à l'aide du lève-personne installé au-dessus de son lit. Elle le fait manger. Benoît peut se déplacer lui-même dans son fauteuil, qu'il actionne en bougeant sa tête.

Après le petit déjeuner, il s'installe souvent à l'ordinateur. La préposée fixe le clavier sur la tablette de son fauteuil roulant et lui installe l'orthèse, au bras droit, qui lui permet d'actionner une souris adaptée avec son index. De son ordi, Benoît Duchesne est en contact avec le monde et aussi avec Lise Dagenais, qui s'occupe bénévolement des activités de l'organisme qui porte son nom et collecte les fonds qui lui permettent de demeurer chez lui.

«Un jour, je lui ai dit, bon, je vais passer te voir vendredi. Il m'a répondu: je ne peux pas. J'ai organisé une partie de hockey et il faut que j'y aille», raconte Diane Duhamel en riant. La femme est bénévole chez Benoît Duchesne depuis quelques années. Ce travail, dit-elle, «ça m'a permis de découvrir un autre monde».

En entendant cela, Benoît esquisse un sourire. Ce monde, lui, il le connaît bien.

Peu de choses dans le monde de Benoît Duchesne laissent soupçonner qu'un homme lourdement handicapé occupe l'espace. Les portes sont un peu plus larges. Il y a un lève-personne au-dessus du lit. Et aussi un bain adapté, muni lui aussi d'un lève-personne. Mais tout est discret, presque invisible.

Une photo résume à quel point l'homme a réussi à reprendre sa vie. Peu après son accident, on le voit dans le bain, le corps reposant dans un harnais, sa tête appuyée sur une serviette roulée. Il regarde la photographe avec ce «visage glacé» qui était alors le sien. Aucune expression. Et, devant lui, il y a la petite bouille de son fils Frédéric, qui avait à l'époque sept ans, un immense sourire collé au visage. Ses joues sont creusées de deux fossettes craquantes. Il est appuyé sur le genou de son père.

L'image d'une vie ordinaire avec un père incapable de bouger un seul muscle.

Qu'est-ce qui lui manque le plus? «Parler et faire du vélo», épèle-t-il patiemment. Avant son accident, c'était un grand sportif. Son fils a pris la relève. A treize ans, il participait déjà à des triathlons.

Quels sont ses rapports avec son Frédéric? «Plusieurs pères seraient heureux de l'excellente relation que j'ai avec mon fils», dit-il. Cette réponse, il ne l'a pas épelée. Il a répondu par courriel aux sept questions transmises avant l'entrevue. Cinq heures de travail à l'ordinateur.

En dix ans de renoncements et de patients réapprentissages, Benoît Duchesne n'a songé qu'une seule fois à mourir. «J'ai eu un matin difficile», raconte-t-il. Et que dirait-il à un malade qui vient d'apprendre qu'il souffre du même mal? La réponse est longue à venir. Il hésite. Il épelle finalement: «laisser passer les premières années. Focuser sur ce qui reste, plutôt que sur ce qui manque.»

Avec ce qui lui restait, deux yeux, un léger mouvement de tête et aussi de l'index droit, Benoît Duchesne a réorganisé sa vie.

A notre départ, nous essayons, le photographe et la journaliste, de décoder nous-mêmes sa dernière phrase.

Première lettre: B. Deuxième lettre: O. Troisième lettre: N. Quatrième lettre: R. C'est à la cinquième lettre que nous avons compris le message.

«Bon retour.»

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Pour soutenir Benoît Duchesne

Organisme Benoît Duchesne

CP 345, Saint-Sauveur, Québec, JOR 1R0

4 502 242 863

https://www.OBD.qc.ca

Son livre Un esprit clair dans une prison de chair a été publié en 2008 aux éditions La Semaine