Un projet d'amendements à la Loi sur la santé, passé inaperçu, entrouvre la porte à une présence mixte de médecins participants et non participants au régime public d'assurance maladie dans les Centres médicaux spécialisés (CMS), des super cliniques qui pourront opérer des patients à la façon de petits hôpitaux privés.

Si les amendements sont adoptés, il s'agira d'un changement majeur à la Loi, qui aura des conséquences importantes sur le système de santé, prévient Marie-Claude Prémont, une juriste spécialisée en droit de la santé et professeur à l'École nationale d'administration publique.

«Il faut éviter que les fonds publics ne financent des CMS qui pourraient être tentés d'accepter en priorité des clients prêts à payer, de leur poche, des tarifs plus élevés que ceux qui sont remboursés par la RAMQ, explique Mme Prémont. Sinon, les patients qui présentent leur carte de crédit pourraient voir un médecin de la clinique plus vite que ceux qui présentent seulement leur carte d'assurance maladie.»

Dans l'arrêt Chaoulli, la Cour suprême a reconnu l'importance du cloisonnement entre médecins participants et non participants à la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ), rappelle-t-elle. Ce principe a été réaffirmé dans la loi. Mais, selon elle, voilà déjà que s'ouvre une brèche.

L'arrêt Chaoulli, rendu en 2005, a permis le recours aux assurances privées pour certains actes médicaux. La Cour suprême a assuré que cette mesure ne mettait pas en péril le régime d'assurance public parce que le Québec interdit aux médecins de se faire payer dans certains cas par la RAMQ et dans d'autres cas par leurs patients directement, ou par leurs assurances personnelles.

Sans cette interdiction, les médecins choisiraient la pratique qui leur serait la plus favorable au moment qui leur conviendrait. Ils choisiraient le système privé lorsque la clientèle serait suffisante, et compléteraient leurs revenus dans le réseau public. Ce dernier en souffrirait, parce que les médecins seraient moins disponibles.

Mme Prémont avait sensibilisé l'opinion à l'importance de ce principe, lorsque l'ex-ministre Philippe Couillard a modifié la loi pour tenir compte de l'arrêt Chaoulli. Sous la pression, le ministre a étendu le principe d'étanchéité lorsqu'il a créé une nouvelle structure, les Centres médicaux spécialisés. En vertu de la loi, les CMS doivent être composés seulement de médecins participants à la RAMQ, ou seulement de médecins non participants.

Le règlement encadrant les CMS devait entrer en vigueur le 1er janvier. Il a été reporté au 30 septembre. L'interdiction d'avoir une pratique mixte pose un problème à plusieurs cabinets de médecins voulant se transformer en CMS. Jusqu'à maintenant, un seul permis a été délivré, à la clinique d'ophtalmologie Michel Pop, qui fonctionne hors RAMQ. Quarante-trois autres cabinets ont déposé une demande de permis de CMS. Ils ne l'ont toujours pas obtenu. Une des raisons: ils ne répondent pas tous aux exigences de la loi. Une solution consiste donc à changer la loi.

Avant de quitter ses fonctions en juin, M. Couillard a déposé des amendements à la Loi sur les services de santé et les services sociaux, qui viennent permettre une certaine mixité dans les CMS. Les amendements sont morts au feuilleton, avec les élections et la fin de la session parlementaire. Mais s'ils sont à nouveau présentés - et le ministère indique qu'ils le seront - le réseau public sera menacé, affirme Mme Prémont.

Un des amendements prévus au projet de loi stipule que les cabinets privés de médecins qui étaient composés de médecins participants et non participants le 1er janvier 2008 pourront se transformer en CMS en gardant la même composition. Le docteur Michel Bureau, directeur général des services de santé au ministère, assure que ce seront là des exceptions.

Mais il y a plus. Sous un même toit, les cliniques pourraient se diviser en deux entités. Un premier groupe de médecins participants obtiendraient un permis de CMS, ce qui leur permettrait de s'associer à un hôpital. Un deuxième groupe de médecins, dans le même bâtiment, fonctionnerait comme un cabinet entièrement privé.

C'est ce genre de structure qu'on retrouve à la clinique RocklandMD. Les médecins omnipraticiens de cette clinique de Mont-Royal sont non participants. Pourtant, la clinique a une entente avec l'hôpital du Sacré-Coeur et lui loue ses salles d'opérations, ce que, en théorie, seules des cliniques de médecins participants peuvent faire.

«Il y a une zone grise, reconnaît le Dr Bureau. On pourra retrouver un CMS de médecins non participants, et un CMS de médecins participants sous un même toit. Mais il devra s'agir de deux entités corporatives différentes. Elles n'auront pas le même directeur médical et auront chacune leur propre permis.»

Marie-Claude Prémont affirme que le ministère de la Santé est en train de créer un fouillis indescriptible. «Petit à petit, le privé fait son chemin. Concrètement, on se retrouvera avec des cliniques de médecins participants et de non participants qui auront des permis différents, mais qui seront sous le même toit et qui, derrière une façade corporative distincte, auront des intérêts communs, soit par une structure corporative complexe, soit par ententes», dit-elle.

«Dans bien des cas, les médecins omnipraticiens seront non participants. La clinique pourra demander les frais qu'elle voudra. Les clients aisés seront prêts à payer, en sachant que ces mêmes médecins leur donneront un accès rapide aux médecins spécialistes qui, eux, seront participants et qui seront payés par les fonds publics. Les omnipraticiens agiront comme des portiers à la porte d'un bar, qui choisiront en priorité les clients payants. Le résultat, c'est que les patients qui auront seulement leur carte d'assurance maladie devront attendre encore plus longtemps pour voir des médecins.»