Les urgences de l'hôpital Sainte-Justine manquent tellement de ressources que la situation est devenue «dangereuse» et présente «des risques de bris de service», affirme un document interne de l'hôpital pour enfants.

Les urgences débordent à un point tel qu'un parent sur cinq repart avec son enfant malade avant d'avoir été vu par un médecin. Et ce sera pire, l'an prochain.La Presse a obtenu le procès-verbal de la réunion du service de pédiatrie de Sainte-Justine, une rencontre d'une vingtaine de médecins, tenue le 23 septembre dernier. Devant le groupe, qui doit se réunir à nouveau aujourd'hui, le chef des urgences, le Dr Michael Arsenault, «présente aux membres de la pédiatrie un résumé plutôt alarmant de la situation à l'urgence», retient le procès-verbal. «Depuis 10 ans, la situation n'a fait que se détériorer», résume le Dr Arsenault, joint hier par La Presse à son bureau hier.

Dans sa présentation aux autres pédiatres de Sainte-Justine, la conclusion du médecin était percutante. Avec sa collègue, le Dr Arielle Lévy, le Dr Arsenault «mentionne que la situation est dangereuse et qu'il y a risque de bris de service», poursuivait le compte rendu de la réunion retransmis aux médecins présents.

«Tout cela est exact. C'est pas beau ce qui se passe ici, c'est inquiétant, décourageant», a laissé tomber hier le Dr Arsenault, chef des urgences à Sainte-Justine depuis quatre ans.

Clairement embarrassé, étonné que ce document interne aussi délicat puisse se retrouver hors de l'hôpital, le médecin a accepté de vulgariser la situation de son département, des problèmes décrits en termes souvent techniques dans le procès-verbal.

Au compte-gouttes

Un «bris de service» ne signifie pas qu'on appose une pancarte «fermée» à la porte du service d'urgences, explique-t-il. Le département «ne peut jamais fermer, mais la quantité de patients qu'on pourra voir sera minimale», a poursuivi le Dr Arsenault, entré à Sainte-Justine il y a 10 ans.

Ces ressources réduites feront que les patients de la salle d'attente passeront littéralement au compte-gouttes. «On sera à un chiffre très bas de médecins qui travaillent à l'urgence chaque jour, autour de cinq. Théoriquement, selon la littérature, à cinq ils peuvent voir quotidiennement environ une centaine de cas... Or, en moyenne, il se présente ici 200 cas par jour», a expliqué le médecin.

En 10 ans, il n'a jamais vu de «bris de service» à Sainte-Justine, mais on s'en approche désormais. «On est presque rendus là, c'est à la veille d'arriver, c'est une question de semaines», a-t-il estimé.

Le procès-verbal de la réunion du 23 septembre relève que le Dr Arielle Lévy remercie quelques collègues d'être venus dépanner aux urgences, mais elle « mentionne que malgré ça le bris de service est toujours probable !»

La direction répond

Pour donner son point de vue, la direction de Sainte-Justine a offert une entrevue avec le Dr Julie Powell, dermatologue, présidente du Conseil des médecins et dentistes de l'hôpital pour enfants. «Il n'y a pas eu de bris de service. Il n'y en aura pas. On sait que la situation est serrée, on est informé d'une problématique cet automne», a affirmé le Dr Powell. Les cas urgents sont traités rapidement à Sainte-Justine, les «peaks», les surplus de patients apparaissent parce que plusieurs femmes médecins des urgences sont en congé de maternité, a-t-elle expliqué. «Cela tombe qu'il y a trois jeunes femmes en congé, et il y a des maladies (chez les médecins), c'est malheureux», a-t-elle regretté.

L'hôpital Sainte-Justine prend souvent la vedette durant les campagnes électorales. Mario Dumont avait fait un point de presse devant l'établissement en 2007. En 2003, le chef libéral Jean Charest y était passé durant sa campagne pour y annoncer ses engagements en santé : 2 milliards de plus. Pour attaquer Bernard Landry, M. Charest avait dénoncé, en 2003 déjà, la décision du gouvernement Bouchard d'autoriser des mises à la retraite dans le secteur de la santé, un thème que le chef libéral utilise encore, cinq ans plus tard.

Perte de 38 médecins en 10 ans

Le service des urgences de Sainte-Justine peut compter actuellement sur une banque d'une vingtaine de médecins, a précisé le Dr Arsenault, après que La Presse eut insisté pour qu'il explique son «résumé plutôt alarmant». «Le nombre de médecins sur la liste de garde à l'urgence a baissé considérablement depuis 1998, soit une perte de 38 médecins en 10 ans !» retenait le procès-verbal de la réunion du 23 septembre.

En 2008, les urgences de Sainte-Justine ont traité 60 000 patients, une moyenne de 200 par jour. Dans sa présentation, le Dr Arsenault rappelait qu'à 11 h du matin, «l'attente à l'urgence était déjà de quatre heures».

Pour lui, les statistiques du ministère de la Santé sur les délais d'attente sont de la poudre aux yeux. Quand on rapporte que le délai moyen est de six heures, «ça veut dire que c'est carrément l'enfer». Cette moyenne est établie sur quelques patients qui ont été renvoyés chez eux au bout de quelques minutes et d'autres «qui ont attendu pendant 21 heures», a indiqué le médecin à La Presse. Une attente de plus de 12 heures n'est pas rare aux urgences de Sainte-Justine, a-t-il reconnu.

Des patients quittent l'hôpital avant d'avoir vu un médecin

Cette année, pas moins de 17 % des gens qui se présentent avec leur enfant aux urgences de Sainte-Justine trouvent les délais si longs qu'ils quittent avant d'être «pris en charge» par un médecin. Pas moins de 10 000 personnes ont ainsi quitté l'hôpital. L'an prochain, ce sera 18 000 si les prévisions d'effectifs se réalisent, prédit le Dr Arsenault. Près d'un patient sur trois n'aura pas le courage d'attendre son tour.

«C'est la pire situation depuis 10 ans... On laisse entendre que cela va s'améliorer, mais il n'y a rien de concret», déplore l'urgentiste. Généralement, selon la Fédération des médecins omnipraticiens, c'est entre 5 et 15 % des patients qui se présentent aux urgences qui quittent prématurément. Au CHUM, c'est environ 5 %, selon le Dr Arseneault. Un médecin du Wisconsin en visite il y a quelques mois donnait des statistiques bien meilleures : c'était moins de 1,5 % à un hôpital pédiatrique de Milwaukee, comparable à Sainte-Justine.

Pour le Dr Powell, ces cas sont le fait de parents «qui viennent après l'école, après souper. Ils prennent une chance, ils viennent voir et s'en vont quand ils voient qu'il y a beaucoup d'attente», explique-t-elle.

Dans le procès-verbal, le Dr Pierre Gaudreault est cité. Il baisse les bras, «il y a des limites à ce qu'on peut faire» retient le compte rendu.

Puis un autre médecin, le Dr Phuong Nguyen ajoute qu'il n'est pas question «d'imposer» aux autres médecins de travailler aux urgences. Toutefois, «durant les prochains mois, il faudrait que chacun puisse aider de son mieux les urgentistes, tout en sachant que cela ne réglera pas le problème de fond qui est celui d'un manque de couverture de première ligne sur l'île de Montréal et du vieillissement des pédiatres», retient le procès-verbal.

Pour le Dr Arsenault, la source du problème est évidente : «on manque de services de première ligne pour les enfants dans l'île de Montréal». Il manque de médecins de famille, de pédiatres, surtout, «il y a peu de cliniques sans rendez-vous adaptées pour les enfants». Cette situation fait en sorte qu'on se retrouve aux urgences pour des maux d'oreilles, des rhumes, des infections bénignes, des cas qui auraient pu être vus dans une clinique.