La boxe et la pratique des arts martiaux ont été pour Charles Ali Nestor une rampe de lancement pour une existence heureuse et productive. À 35 ans, lorsque l'athlète jette un regard en arrière sur le chemin parcouru depuis son arrivée au Québec il y a 30 ans, sur ce qu'a failli être sa vie, sur ce qu'elle est devenue, il peut accrocher une autre médaille à son cou.

Actif membre de gangs de rue au cours d'une adolescence jonchée de cadavres, Charles Ali Nestor est aujourd'hui propriétaire et entraîneur en chef de l'Académie Ness Martial à Saint-Léonard, spécialisée dans les arts martiaux. Un endroit où des jeunes habités par la violence ouvrent une porte nouvelle, différente. Où leur peur, leur frustration, leur rage peuvent s'exprimer sur un sac de sable.

 

Charles Ali Nestor y accomplit chaque jour de petits miracles auprès des jeunes ; en écoutant, en encourageant sans morale ni jugement. Au guerrier rêveur, au modèle dévoué aux autres, La Presse et Radio- Canada décernent le titre de Personnalité de la semaine.

Du soleil à la froidure

On peut sans peine imaginer la tête d'un petit garçon de 5 ans descendant d'avion en provenance d'Haïti, devant une marée de Blancs. «À vrai dire, mon tout premier choc s'est produit dans l'avion au moment des repas, dit-il en riant. Je me demandais où ils avaient mis les épices! « Il n'a rien oublié de cette arrivée au Québec, après un an de séparation d'avec ses parents qui avaient pris les devants en toute discrétion, pour ne pas alerter la police de Duvalier.

C'est une immersion totale. À son entrée à l'école primaire, il est confronté aux multiples ethnies. Et aux premières injures. «On était plus pauvres que pauvres. Mon père était plongeur à l'hôtel Hilton. Fier et sévère, il n'acceptait pas que l'on se laisse humilier. Mais il ne communiquait pas avec nous, on devait à cet ancien militaire une obéissance stricte. La seule chose qui comptait à ses yeux: l'école. Afin que l'on réussisse, qu'un jour on soit ingénieur ou médecin, on ne pouvait pas jouer dehors ni avoir des amis.»

Alors qu'il souffre de l'absence de communication dans sa famille et d'un vif sentiment d'exclusion, il décroche de son école du quartier Saint-Michel vers l'âge de 14 ans. «La rue, mes amis sont devenus ma famille.» Pris dans l'engrenage des petites violences quotidiennes, des délits, de toutes les menaces entre gangs de rue, Charles Ali Nestor, après avoir plusieurs fois frôlé la mort, fréquente à deux reprises les centres jeunesse. Malgré la sévérité apparente de ces sentences, le jeune homme commence, avec un intervenant en particulier dont il se rapproche, à faire une prise de conscience. Renforcée par ce cri du coeur de sa mère: «Faut-il que je meure pour que tu reviennes dans le droit chemin?»

À 18 ans, c'est le déclic. Il a appris à se connaître, à se faire confiance à travers les sports de combat, qui deviennent une authentique passion. Il décide donc de poursuivre ses études. Et surtout de faire tout ce qui est nécessaire pour réaliser son rêve : ouvrir une école de sports de combat et enseigner aux jeunes. Ce n'est pas si simple de quitter les anciens amis de la rue, de changer de style. «J'ai vécu deux années de peur», reconnaît-il. De longs mois à être menacé, à se faire battre, à ne pas toujours, malgré la tentation, remettre coup pour coup.

À la même époque, il retourne en Haïti, petit voyage de reconnaissance au cours duquel il vit le choc culturel inévitable : «Même si je le comprenais, je parlais à peine créole.» Le plus troublant, c'est que les siens ne le reconnaissent pas, et, comme l'oisillon tombé du nid, l'abandonnent.

«J'étais devenu québécois.»

Un athlète engagé

Celui qu'on surnommait Tipapi (le jeune papa) à cause de sa propension naturelle à vouloir aider les autres est un athlète accompli, cumulant cinq championnats canadiens de boxe. Et il met en place son Académie malgré de maigres ressources financières. «Engagé par la commission scolaire, j'ai donné mes premiers cours dans le local qui servait à l'aérobie. Le bouche à oreille a fait son chemin, les cours étant populaires, c'est à ce moment-là que j'ai voulu mettre sur pied ma propre affaire.» Il confie, ému: «Ma mère a hypothéqué une partie de sa maison pour m'aider.»

Charles Ali Nestor est musulman, il pratique l'islam. Il est père de trois enfants, dont un qui a 16 ans : «J'avais à peine 19 ans quand il est né. Je crois qu'il m'a fait prendre 10 ans de maturité d'un seul coup.» Un autre enfant a 14 ans, et la petite dernière a 3 ans. Depuis 10 ans, son meilleur ami, «mon grand frère, mon mentor «, est Dan Bigras, qui lui a transmis l'amour de la musique.

L'oeuvre de Charles Ali Nestor est vivante, grouillante de projets. Il y a encore beaucoup à faire. L'homme qui a vaincu ses peurs et a transcendé l'injustice sera au rendez-vous. Le succès ne lui fait pas oublier ses valeurs et il rend ce témoignage émouvant : «Si je suis rendu là aujourd'hui, c'est grâce à ma maman qui a toujours été derrière moi.»