Mivela, BP Asphalte, Pavage CSF et Pavages ATG: ce carré d'as des trottoirs régente et protège encore jalousement le marché montréalais en 2012, a constaté La Presse. Ce groupe des quatre tire toujours les prix à la hausse, malgré l'escouade Marteau, la commission Charbonneau et les mécanismes mis en place pour prévenir la collusion. Pour leurs dénonciateurs, c'est un cartel. Pour d'autres, il s'agit d'un groupe qui a simplement décidé de se spécialiser dans un micromarché. Enquête, témoignages à l'appui, sur un quatuor aux fondations très profondes.

Construction: des prix qui s'envolent de nouveau

«Ils ont cadenassé le marché du trottoir. Montréal, c'est leur vache à lait. Ils n'ont plus besoin de faire peur aux gens, plus personne ne veut venir sur leur terrain et certains prix sont repartis à la hausse», constate avec dépit un fonctionnaire aux travaux publics de la Ville de Montréal. Il observe que la stabilité, voire la réduction des prix observée en 2010, a été de courte durée.

Ce col blanc, également présent sur les chantiers de construction, connaît bien les membres de ce cercle restreint de quatre entrepreneurs ayant la mainmise sur la réfection et la construction de trottoirs à Montréal. Selon lui, rien n'a changé, contrairement à ce qu'on pourrait croire.

«Je ne peux pas dire pourquoi les autres entrepreneurs ne veulent pas venir. Je ne suis pas dans leur tête, soutient pour sa part Alfonzo Polizzi, qui a remplacé Nicolo Milioto à la tête de Mivela, chef de file dans le secteur. Moi, je sais pourquoi je ne fais pas d'asphaltage ou d'égouts: c'est parce que je ne suis pas spécialiste. Je suis spécialiste du trottoir. Mais le chemin est libre. On n'a jamais empêché quiconque de soumissionner. Si certains veulent le faire, qu'ils viennent.»

De 2008 à 2010 inclusivement, les trottoirs ont représenté en moyenne 20% de tous les contrats de construction et d'infrastructures accordés par la Ville. Des travaux payants, puisqu'ils ont rapporté au quatuor au moins 161 millions de dollars de 2006 à 2009. Et cette somme ne comprend pas la multitude de contrats de sous-traitance que leur ont confiés des entrepreneurs généraux eux-mêmes engagés par la Ville. Ces 4 entreprises de «trottoirs» figurent parmi les 16 firmes qui ont empoché le plus de contrats d'infrastructure - et d'argent - à Montréal, tous secteurs confondus. Aucune autre entreprise n'est spécialisée en trottoirs.

Territoire protégé

«On m'a clairement fait comprendre que ce n'était pas dans notre intérêt ni une bonne idée de travailler en dehors du territoire qui nous était "permis", relate à La Presse un ingénieur qui a travaillé pour une importante firme de construction, non membre du groupe. Nous pouvions faire trottoirs et bordures dans les municipalités limitrophes (devenues des arrondissements), précise-t-il, mais pas au coeur de l'île, soit le territoire de l'ancienne ville de Montréal. C'est une règle non écrite qui m'a été expliquée dès mon entrée. Nous n'avons jamais passé outre le cartel.»

Toujours selon cette source, Mivela était un passage obligé lors de la rédaction des soumissions dans ce secteur. Il fallait utiliser les prix au mètre carré de Mivela pour les trottoirs et les bordures, «même si son prix était de 15 à 20% plus élevé que notre prix vendant habituel, profit inclus». «Si on obtenait le contrat en question, Mivela répartissait le travail au sein du groupe.»

Mais, un jour, cette personne a demandé un prix à un autre entrepreneur, pourtant membre du quatuor. La réplique n'a pas tardé. Le lendemain, un dirigeant de Mivela l'a appelé: «Vous avez demandé un prix à X? Vous n'êtes pas satisfait de notre service?» Quelques jours plus tard, l'ingénieur recevait les prix de Mivela et du concurrent. «Les deux étaient identiques au cent près», dit-il.

Hier, devant la commission Charbonneau, l'entrepreneur Michel Leclerc a confirmé l'existence de ce «cartel» et le rôle de chef d'orchestre de Nicolo Milioto, homme imposant et convaincant, a-t-il dit. La GRC a vu Milioto 236 fois au café Consenza, lieu de rendez-vous de la mafia.

Exceptions trompeuses

Des 16 contrats de trottoirs les plus importants qui ont été accordés depuis deux ans, cinq ont échappé au groupe des quatre. Mais il s'agit toujours des contrats les moins lucratifs. Ainsi, dans l'arrondissement de Saint-Léonard, Montréal Excavation a emporté l'été dernier un contrat de 230 000$. «J'ai soumissionné parce que c'est chez nous. Si je n'en fais pas plus, c'est que je n'ai pas eu la chance de le faire», explique Tony Di Filippo. À Côte-Saint-Luc, c'est TGA Montréal qui a raflé la mise de 190 000$. Le patron, Joey Piazza, de qui Gilles Surprenant affirme avoir reçu des pots-de-vin, n'a pas voulu répondre à nos questions.

Quant à la firme Pavage Jeskar, elle a obtenu en 2011 un contrat de 977 230$ pour la réfection de la rue Masson, trottoirs compris. Pourquoi ces si rares incursions? Richard Morin, de Pavage Jeskar, éclate de rire. «Je ne soumissionne pas de contrats strictement trottoirs, car je n'ai pas d'équipe spécialisée pour en faire à grande échelle. Eux, ils sont habitués.» Au final, Pavage Jeskar leur confie les trottoirs en sous-traitance.

Même argument à Excavation Super: «Nous n'avons ni le personnel ni les coffrages. Nous sous-traitons aux firmes spécialisées non seulement à Montréal, mais partout où nous avons des trottoirs à faire», indique Franco Cappello.

En privé toutefois, on comprend que certains se sentent obligés de ne pas toucher aux trottoirs. Un entrepreneur général qui a soulevé l'ire d'un membre du club fermé en lui soufflant récemment un juteux contrat de réfection de rue s'est finalement résolu à donner les trottoirs en sous-traitance. «Il n'avait pas le choix de leur donner à manger, c'était son pizzo», nous a dit une source. Autre exemple: Demix a obtenu le contrat de réfection de la rue Mentana, mais c'est BP Asphalte qui a refait les trottoirs.

Cette entente pour la fixation des prix et le partage du territoire entre Montréal, d'une part, ainsi que Laval et Longueuil, d'autre part, était bien connue à la Ville de Montréal, en particulier au plus haut niveau du service des infrastructures, aboli en 2010, mais personne ne s'en offusquait, car on y voyait quelques avantages, a appris La Presse.

«Malgré le fait qu'ils nous volent, ils nous coûtent moins cher que si nous faisions faire ce travail par les cols bleus», soutient un élu. La faute revient aux coupes des années 80, qui ont mis à mal le parc de matériel, aux avantages sociaux coûteux et au déficit de productivité, dit-il.

Pourquoi pratiquement personne n'ose s'aventurer dans ce lucratif marché alors qu'il serait facile à élargir? «Il ne nécessite que peu d'investissements en matériel, contrairement aux égouts et aux aqueducs, fait d'ailleurs remarquer notre source à la Ville de Montréal. Mais un entrepreneur m'a déjà dit qu'il préférait se concentrer sur une activité plus tranquille... et garder ses deux jambes.»

À la mi-août, les locaux de CSF, membre du groupe des quatre, ont été incendiés. Cet incendie aurait un lien avec les guerres intestines de la mafia.

En dépit de ce qui se passe et de ce qui se dit, en particulier à la commission Charbonneau, certains ont l'intention de tenter leur chance: «L'année prochaine, on va être plus présent, prévient Tony Di Filippo, patron de Montréal Excavation. Moi, ça ne me fait pas peur. Je n'ai jamais eu de problème ni de téléphone de M. Milioto.»

Le patron de Mivela, lui, soutient que toutes ces histoires de «cartel» et de menaces sont de la foutaise. «Jamais personne n'a été menacé?», lui a demandé La Presse. «Jamais!», s'est exclamé Alfonso Polizzi. Les dirigeants de CSF, de BP Asphalte et d'ATG n'ont de leur côté jamais rappelé La Presse ou se sont refusés à tout commentaire. Quant à Nick Milioto, il donnera bientôt sa version des faits devant la commission Charbonneau, nous a-t-on dit chez Mivela.

- Avec William Leclerc