La naissance d'Aveos, dans la foulée de la restructuration d'Air Canada, a toujours inquiété les représentants syndicaux de ses 2300 employés canadiens. À plusieurs reprises, le syndicat a tenté d'alerter Québec et Ottawa sur les risques de démantèlement des anciens centres de maintenance et de révision d'Air Canada à Montréal, Winnipeg et Toronto. Le scénario catastrophe s'est finalement réalisé il y a deux semaines, quand Aveos a annoncé sa faillite et sa liquidation. La Presse a suivi les travailleurs et leur syndicat à Montréal, Québec, Ottawa, et Chicoutimi, sur les routes de leur mobilisation. Voici leur histoire.

JEUDI 22 MARS La Jeep est garée depuis plusieurs heures en plein soleil, boulevard Côte-Vertu.

C'est une journée exceptionnellement chaude.

Lunettes noires vissées sur le nez, bras à la fenêtre, Alain et Yves* observent, de leur voiture, la scène qui se joue sous leurs yeux.

Face à eux, des dizaines de syndiqués qui viennent de perdre leur travail. Dos à eux, leur «client»: Aveos. Entre les deux: des policiers.

Alain et Yves sont gardiens de sécurité pour Garda. Les conflits de travail et fermetures d'usine sont leur spécialité.

Ils ont l'habitude de voir défiler des travailleurs, des policiers, des cadres qui rasent les murs et même des politiciens «sortis des boules à mites».

Ce matin-là, les troupes ont reçu la visite des députés Denis Coderre, Justin Trudeau (PLC), Éve Péclet (NPD) et Maria Mourani (Bloc).

«Anyway, on s'attend pas à rester longtemps ici. Quand c'est une liquidation, ça va vite», explique Alain.

Son coéquipier, mâchant de la gomme, le regrette.

«C'est des bons syndiqués.».

Après sa faillite en 2004, Air Canada s'est divisée en plusieurs entités. Ses services techniques ont été acquis en 2007 par des investisseurs privés. Aveos est née en 2008.

Les deux entités sont distinctes, mais unies par des liens étroits.

Air Canada était le principal client d'Aveos.

L'entrée des bureaux d'Aveos, boulevard Côte-Vertu, est d'ailleurs décorée de feuilles d'érable.

«Dans les faits, Aveos, c'est Air Canada. Une compagnie qui a 90% de ses activités avec un seul client, ce n'est pas une vraie compagnie», a lancé François Legault, chef de la CAQ, et ancien président d'Air Transat, à l'issue de sa rencontre à Québec avec le syndicat d'Aveos. Selon lui, Aveos n'est qu'une «coquille vide».

C'est aussi l'avis des travailleurs d'Aveos qui, dans leur écrasante majorité, ont été mutés, contre leur gré, des services techniques d'Air Canada à Aveos, il y a moins d'un an.

Un déplacement que le syndicat a tenté d'empêcher. Sans succès.

En dépit de ses craintes, jamais le syndicat n'aurait imaginé un tel krach chez Aveos.Les cadres intermédiaires de l'entreprise non plus. «On n'a eu aucun signe précurseur», explique l'un d'entre eux, qui souhaite garder l'anonymat.

Quand Aveos est née, son président, Chahram Bolouri, a présenté un plan d'affaires à moyen terme. Chose que n'avait pas encore faite son successeur, Joe Kolshak, un ancien de United Airlines, en poste depuis moins d'un an.

Deux départements d'Aveos se portaient bien, dit cet ancien cadre: celui des moteurs, et celui des composantes. L'an dernier, Aveos a investi 50 millions dans le bâtiment du département des composantes.

«Rien de drastique ne laissait prévoir le chaos», soupire notre interlocuteur.

Il croit qu'une partie des emplois et des activités d'Aveos aurait pu être sauvée.

«C'est très frustrant. Si on avait eu des signes avant-coureurs de difficultés financières, on aurait pu faire quelque chose, passer en mode gestion serrée. Maintenant, on est placés devant le fait accompli.».

MERCREDI 21 MARS Le nerf de la guerre, c'est la loi Air Canada.

«Cette loi-là, je la connais sur le bout des doigts», dit Jean Poirier.

Depuis trois ans, Jean Poirier, charismatique président général de la section 140 de la région de l'est de l'Association internationale des machinistes et des travailleurs de l'aérospatiale (AIMTA), épluche au parlement les archives des discussions entourant le passage de la loi, en 1988.

Les discussions qui ont entouré la privatisation d'Air Canada sont claires: la révision et la maintenance de ses appareils doivent être effectuées dans ses centres, au Canada.

Dans son bureau, un épais classeur contient plusieurs centaines de pages, l'essentiel de sa documentation.

Pour lui, l'équation est simple: Air Canada trahit la loi. Les gouvernements doivent rappeler le transporteur à l'ordre.

À Québec, c'est justement des pressions sur Ottawa et Air Canada que les travailleurs sont venus chercher, en ce mercredi matin ensoleillé.

Quatre autocars ont déposé des dizaines de manifestants devant le parlement.

Mais c'est dans les antichambres de l'Assemblée que les leaders négocient leurs appuis: ils sont reçus d'abord par le ministre du Développement économique, Sam Hamad. Puis par le PQ, et la CAQ.

Leur sort est aussi au coeur de la période des questions, ce matin-là. Ils quittent le salon Bleu forts d'une motion votée à l'unanimité, engageant le gouvernement à envisager des recours contre Air Canada.

Dans la voiture qui les ramène à Montréal, les dirigeants restent prudents. Rien n'est gagné.

«Maintenant, il faut que les bottines suivent les babines», illustre sagement Marcel St-Jean, président de la section locale 1751 de l'AIMTA.

Une semaine plus tard, le bureau syndical refera le voyage à Québec pour «éclaircir» les choses. Qui doit mettre en branle des recours judiciaires contre Air Canada? Le gouvernement et le syndicat se renvoient la balle.

La question est toujours en suspens.

VENDREDI 23 MARS Il est à peine 4h du matin. Près de la «base» (le bureau de la section locale), une quinzaine de travailleurs s'engouffrent dans un autocar.

Le syndicat a tenu jusqu'au dernier moment leur destination secrète.

Ce sera Chicoutimi, où le ministre des Transports, Denis Lebel, participe à une conférence de presse.

Après plusieurs jours de silence, Denis Lebel a joint, la veille, Jean Poirier. Il l'invite à Ottawa la semaine suivante.

Jean Poirier espère plutôt lui présenter une nouvelle idée: un plan de sauvetage du centre de révision et de maintenance, à l'image de celui consenti à General Motors.

Sur la route, le moral revient. À Toronto, Montréal et Halifax, les bagagistes d'Air Canada ont spontanément entamé une grève, pour protester contre la suspension de trois d'entre eux. Un monstre vient de se réveiller, croit-on: le syndicalisme canadien.

À Chicoutimi toutefois, c'est la déception.

Surpris, Denis Lebel a glissé quelques mots aux travailleurs qui l'ont accueilli avec trompettes et sifflets. Mais il n'a pas laissé le temps à Jean Poirier de lui expliquer ce plan: il a fui dès qu'il a entendu les lettres «GM».

Filmé par les télévisions locales, le face à face a duré moins d'une minute.

«Il s'est sauvé pas à peu près», observe Lyne Ste-Marie.

Le car repart peu après. Les anciens d'Aveos auront avalé près de 13 heures de route ce jour-là.

Denis Lebel reçoit les syndicats à Ottawa, trois jours plus tard: la réunion dure à peine 40 minutes.

MARDI 27 MARS Il est 8h du matin, sur le stationnement de la « base «.

George Kuehln veille au départ des travailleurs vers Ottawa: 10 cars ont été préparés.

«Je fais plus d'heures depuis que je n'ai plus d'emploi», constate-t-il.

Les anciens d'Aveos espèrent que leur déplacement en grand nombre fera fléchir le gouvernement conservateur, qui attend encore des avis juridiques pour se prononcer sur le dossier.

Sur la colline parlementaire, des députés du NPD, du Bloc et du PLC se relaient aux côtés des manifestants.

Aveos a entamé sa liquidation depuis une semaine, et le temps presse, répète le syndicat.

La manifestation s'étire jusqu'à la fin de la période des questions. Le gouvernement campe sur ses positions: il attend des avis juridiques avant de décider si il doit sévir contre Air Canada.

Les travailleurs repartent la mine basse.

Parmi eux, on rit jaune. «C'est le moment où on se met en boule dans le garde-robe pour pleurer «, dit Daniel.

Sur la route vers Montréal, le moral flanche.

«C'est sûr, le gouvernement s'en câlisse qu'on garde nos jobs ou pas», soupire un passager.

Malgré tout, le syndicat croit encore que les choses peuvent bouger.

La stratégie syndicale, c'est comme un jeu d'échecs, explique un repésentant: un joueur habile doit trouver le meilleur moment pour son coup.

JEUDI 29 MARS L'hiver a repris ses droits, et, sur le boulevard Côte-Vertu, la circulation automobile aussi.

Des gardiens de sécurité sont encore postés aux entrées d'Aveos. Quelques manifestants continuent à venir tôt le matin. Mais l'espoir est mince.

Près de leurs voitures, trois hommes discutent. Ils ne savent plus quoi faire. «Mon coeur est ici, mais il faut bien que je trouve un travail», explique Andrew.

Au même moment, à Ottawa, le gouvernement ferme définitivement la porte à des recours contre Air Canada.

À la «base», le bureau syndical planche sur la suite des choses. Sa porte reste close.

En fin de journée, Jean Poirier nous rappelle. Il a été le visage et la voix des travailleurs d'Aveos dans les médias. Ce rôle revient maintenant à Gilles Brosseau, de la FTQ.

La rétrogradation interne de Jean Poirier fait grincer des dents à la section locale 1751.

On doute du pouvoir de persuasion du nouveau porte-parole. «C'est comme passer d'une Ferrari à une Lada», nous dit-on.

«Si je suis optimiste? Je ne peux pas le dire», dit, au téléphone, M. Brosseau, vice-président de la FTQ, coordonnateur au Québec de l'AIMTA.

Mais la FTQ n'a pas jeté le dossier, assure-t-il.

«On ne croit pas qu'Aveos puisse repartir comme telle. Mais il peut il y avoir des investissements. Quand on a 1100 membres qui ne travaillent pas, on ne jette pas le dossier.»

Avant de raccrocher, il nous demande si le comité des Transports se réunit toujours mardi prochain, à Ottawa.

«Je vous dis ça, parce que sur leur site, leur lien ne fonctionne plus.»

* les prénoms ont été modifiés