Quand on entre chez Wilensky's Light Lunch, on a l'impression que le temps s'est arrêté au milieu d'un chapitre d'un livre de Mordecai Richler.

L'écrivain, mort il y a 10 ans, fréquentait assidûment ce comptoir tout simple. Il nous l'a fait connaître. Le film tiré de son roman L'apprentissage de Duddy Kravitz y a été filmé. Quand on entre chez Wilensky's Light Lunch, on ne sait plus si c'est le roman ou le casse-croûte qui est arrivé en premier. Si l'oeuvre de Richler définit ce que l'on voit ou si, au contraire, les images de nos visites dans ce lieu immobile sont celles qui s'imposent pour illustrer le texte.

Le fondateur des lieux, Moe, n'est plus depuis 1984. Mais sa femme, Ruth, qui a 91 ans, travaille encore au comptoir, à l'angle des rues Fairmount et Clark. Elle, elle l'a vu souvent, Mordecai. «Il était ici tout le temps!» Sa fille Sharon, autrefois enseignante, veille aussi sur les lieux.

Les Wilensky, parents de Moe et grands-parents de Sharon, ont immigré de Russie à la fin du XIXe siècle, raconte Sharon. Le grand-père, barbier, possédait un petit commerce où il vendait aussi des cigares. En 1932, quand la Dépression a pris tout le monde de court, Moe, qui avait 20 ans, a décidé lui aussi de se lancer en affaires avec son frère, en démarrant un autre commerce multidisciplinaire.

C'est ainsi qu'ils ont ouvert Wilensky's Cigars, au coin des rues Saint-Urbain et Fairmount, où l'on pouvait manger et acheter des livres, entre autres choses. Le Moe Wilensky d'aujourd'hui, qui a déménagé quelques portes plus loin en 1952, conserve encore les miroirs et les étagères d'époque, remplies de livres d'occasion à vendre. Les murs de bois peint en vert clair datent du déménagement, tout comme la vieille horloge Kik Cola.

«Quand ils ont ouvert leur commerce, il y avait beaucoup de concurrence, donc il fallait qu'ils se démarquent, explique Sharon. Il fallait qu'ils trouvent quelque chose de spécial.»

Après des discussions musclées avec son père, qui trouvait l'investissement exagéré, Moe achète un gril pour le resto. Il se met à y faire des sandwichs chauds, un peu comme les paninis d'aujourd'hui. Moutarde jaune, salami, bologne, pain kaiser. Le «Wilensky spécial» était né, pour 12 cents.

Aujourd'hui, en plus des fameux sodas préparés sur demande avec des sirops variés, ce sandwich est toujours la spécialité de la maison, pour 3,90 $. On peut même en déguster une version «hommage» à Brooklyn, où un fort intéressant «delicatessen» à la mode appelé Mile-End sert le sandwich «The Ruth Wilensky».

À une certaine époque, le sandwich était immuable. Il y a 30 ans, les clients ont obtenu la permission d'y faire ajouter du fromage.

Mais les changements n'arrivent pas vite et pas souvent, chez Wilensky. Au printemps, quand Sharon a décidé d'ouvrir le samedi, le quotidien The Gazette a traité la chose comme une nouvelle!

«Plein de gens nous ont dit que, finalement, ils viendraient nous voir si on était là le samedi. C'est très agréable de savoir qu'on est important dans la vie de nos clients», dit Sharon.

La clientèle a toujours été celle de ce quartier juif traditionnel qui est au coeur des romans de Richler. «Avec les années, certains sont devenus très prospères, d'autres moins, mais tout le monde continue de venir ici», explique Mme Wilensky. La faune qui habite et fréquente aujourd'hui le Mile-End - artistes, créateurs, musiciens, écrivains, dont Patrick Watson, Arcade Fire, tous ceux qui travaillent à Ubisoft - a adopté les lieux.

«Nous sommes totalement en contraste avec les gens du quartier, maintenant, mais ça marche, note Sharon. Quand on reste tel quel pendant assez longtemps, on revient à la mode!»

Pendant longtemps, le fils de Moe et Ruth, Bernard Wilensky, a été le visage de cet établissement immuable, mais il est décédé d'un cancer il y a quelques années. Cela aussi a fait les nouvelles. Aujourd'hui, un autre frère travaille au comptoir, Asher, en plus de Sharon et de maman Ruth. Un ami de longue date de la famille, Paul, fait aussi partie de l'équipe.

Pourquoi le Light Lunch est-il toujours là tandis que tant d'autres mettent la clé sous la porte? «Ne m'en parlez pas, Ben's a fermé, c'est là que j'ai eu mon premier rendez-vous avec mon mari...» Sharon n'a pas de réponse. «J'imagine que c'est réconfortant pour les clients de savoir que nous, nous ne changeons pas, que nous sommes toujours là, alors ils reviennent.»

«Je vais vous le dire, moi, ce qui est important de retenir, ajoute Ruth. Si les affaires vont bien, on ne change rien.»