Quand un entrepreneur en difficulté frappe à la porte des Hells Angels, il ne sait pas qu'il s'apprête à vivre un cauchemar. Il ne sait pas non plus qu'il perdra le contrôle de son entreprise et vivra sous la menace et la terreur. Le crime organisé trouve toutes sortes de moyens pour blanchir l'argent. Même dans les chantiers de construction. Suite de notre enquête-choc!

Les policiers l'avaient prévenu la veille. Deux années d'interrogatoires, cela crée des liens. Le 15 avril, jour de cette opération top secrète, Paul Sauvé, entrepreneur de Montréal, se trouvait à Toronto. Vissé à sa télé d'hôtel, dès 6h, il regardait les premières images de l'opération SharQc, la plus grosse frappe de l'histoire de la Sûreté du Québec, celle qui devait décapiter les Hells Angels.

«J'ai vu les hélicoptères. Comme c'était une journée claire, on voyait qu'ils allaient à Sorel. Je voyais les policiers arrêter les gars et je me disais: Wow, la Sûreté m'a pas menti, ça arrive! J'étais content, je me suis dit: Je ne veux tellement pas qu'une autre personne ait à vivre ça!»

Paul Sauvé a vécu un véritable cauchemar il y a deux ans quand il s'est retrouvé, du jour au lendemain, avec un Hells Angels dans son entreprise. Il a vu de l'argent liquide circuler, il a reçu des menaces. C'est alors qu'il demandé à ce qu'on le sorte de cette impasse.

Car l'opération SharQc qu'il regardait à la télé, Paul Sauvé y était pour quelque chose. Il en était de même pour la série de perquisitions réalisées au printemps à la FTQ-Construction et chez plusieurs entrepreneurs de la grande région de Montréal.

«J'ai l'impression d'avoir mis mes culottes, d'avoir aidé à l'arrestation de 111 Hells, mais mon entreprise est dans une situation financière pire qu'avant», résume M. Sauvé dans un entretien de plusieurs heures accordé à La Presse de son bureau de la rue Sainte-Catherine.

«Y a-t-il d'autres entrepreneurs que moi au Québec qui pensent que l'industrie de la construction a besoin d'un 'shake up'? Je pense que oui», lance-t-il.

Jouer avec le feu

Le petit-fils d'Albert Sauvé, chef-maçon au chantier de l'oratoire Saint-Joseph, a joué avec le feu et s'est fait de bien curieuses relations en 2006, dans l'espoir de sauver son entreprise et décrocher d'importants contrats.

L'entreprise familiale, LM Sauvé, était en crise de croissance. Pour faire mentir les statistiques, Paul Sauvé a voulu faire bondir le chiffre d'affaire annuel de 1 à 30 millions de dollars. Mais un important contrat, celui de la réfection de l'église St. James, rue Sainte-Catherine, s'est malheureusement transformé en gouffre financier. Résultat: plus de 3 millions de pertes. «Une réussite urbanistique, un désastre financier», résume-t-il. LM Sauvé devait retrouver la voie de la rentabilité. Et vite.

Paul Sauvé frappe alors à la porte du Fonds de solidarité de la FTQ. On est au début de 2006. «Son entreprise était en difficulté financière extrême. Un rapport de la firme comptable Raymond Chabot était très clair», résume Josée Lagacé, porte-parole du Fonds. Le Fonds repousse sa demande. C'est ce dossier de LM Sauvé qu'est allé chercher la police quand elle a perquisitionné au Fonds de solidarité, confirme-t-elle.

Le monde de la construction au Québec a des ramifications surprenantes. Sauvé se frotte un moment à la FTQ dans un projet d'école de maçons. Ses chantiers s'embourbent à cause de la multiplication des plaintes à la CSST. Une autre fois, il a des problèmes pour payer ses cotisations à la Commission de la construction. Devant lui, affirme M. Sauvé, Jocelyn Dupuis, directeur de la FTQ-Construction, a passé un coup de fil à un cadre de la Commission pour ordonner qu'on accorde un sursis à LM Sauvé. Joint par La Presse, M. Dupuis a refusé de commenter.

Aux abois, M. Sauvé cherche des conseils partout. Il dote l'entreprise familiale d'un conseil d'administration. Un autre entrepreneur venu de l'industrie des grues lui recommande de nouveaux contremaîtres, plus efficaces.

C'est alors que Sauvé accueille Normand «Casper» Ouimet sur sa liste d'employés. Ouimet est un membre influent du chapitre des Hells de Trois-Rivières, un des très rares motards à avoir échappé au coup de filet de la SQ en avril. Il est toujours en cavale, recherché par la police.

«Surintendant» bien particulier, Casper Ouimet devient un pivot dans les relations de travail de l'entreprise. M. Sauvé n'est pas dupe, il sait très bien qu'il joue avec le feu, qu'il «parle avec le diable». «Les cinq ou six mois qui ont suivi sont assez lourds sur la conscience», convient-il.

«Il y a toutes sortes de personnages que j'ai vus arriver sur mes chantiers, raconte l'entrepreneur. À un moment donné, cela devient évident que c'était des motards, des Hells Angels en règle.»

Machine à laver l'argent

Mais avec l'arrivée de ces «bad guys», la productivité «est passée de 50% à 250%... overnight» sur les chantiers de Sauvé. Aussi, plus de problèmes pour obtenir des grues, un problème récurrent pour la maçonnerie. «Ça arrive de partout», ajoute Sauvé. Ouimet paye désormais directement les ouvriers en argent comptant, en remet, quand il le faut, pour les heures supplémentaires.

En retour, toujours selon M. Sauvé, LM Sauvé paie des factures comme fournisseur à la société à numéro de Ouimet. La police a en main la liasse des chèques identifiés, versés par LM Sauvé à ce faux «fournisseur». Les nombreuses perquisitions survenues dans le secteur de la construction au printemps visent essentiellement à vérifier l'étendue du phénomène.

Le motard Casper Ouimet a le bras long - mais sait bien qu'il doit rester sur son territoire. Quand LM Sauvé soumissionne pour un projet à Toronto, Paul Sauvé est accueilli à l'aéroport du centre-ville par deux fier-à-bras qui menacent de lui «casser les jambes». «Casper told us that you won't do the contract», lancent les deux matamores, se souvient Sauvé.

Sauvé n'est pas facilement impressionnable pourtant. «Des gars avec plein de tatouages et pas de cheveux sur la tête, j'en avais 20 sur mon payroll. Ce n'est qu'une apparence. Ils font les lunchs de leurs enfants le matin. Mais des gars comme Ouimet, on voit dans leurs yeux que ce n'est pas la même chose. Eux, c'est des vrais», résume Sauvé.

«Une fois que vous avez traversé ce pont, il faut être équipé fort pour retraverser la rivière», soupire l'entrepreneur, qui avoue avoir été «bien niaiseux» d'avoir ainsi joué avec le feu. «On se retrouve avec ces gens-là qui gèrent nos chantiers, raconte l'entrepreneur. Et quand tu commences à regimber, il y a des pièces d'équipement qui valent des milliers de dollars qui disparaissent.»

Ces relations avec le monde interlope tournent vite au vinaigre. Selon Sauvé, ces nouveaux «patrons» veulent le mettre en touche, prendre le contrôle de l'entreprise. «Ils voulaient le nom LM Sauvé. Ils ont pris le contrôle de mon entreprise, pour me ramener à un rôle de vendeur.» Quand on essaie de le convaincre d'aller prendre deux mois de repos dans un centre spécialisé à Joliette, le bouchon saute.

Casper Ouimet, «plus large que haut, tatoué partout», se fait menaçant. «À un moment donné, il ouvre sa valise d'auto et me montre sa veste de Hells 'patché'. Il me dit: «Dans mon monde, quand il n'y a pas de corps, il n'y a pas de procès.» «Je vois sa veste avec des ailes...», se souvient Sauvé.

Un matin, quand Ouimet se présente au bureau, il a un comité d'accueil. Sauvé a retenu les services d'une agence de sécurité. Le motard tourne les talons sans demander son reste.

«L'épisode des Hells, moralement ça m'a jeté à terre. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point. C'est un coup de deux par quatre dans le front», lance Sauvé.

On passe à table

Un cousin, agent de la GRC, lui recommande d'aller voir la police. Et de prendre un garde du corps - il embauchera un agent de la SQ à la retraite. Sauvé passe à table devant les enquêteurs de l'escouade des fraudes fiscales. Ici, son histoire ne surprend personne. Justement, la SQ fouille depuis des mois la «pénétration» du crime organisé dans l'économie.

«Ils m'ont dit qu'ils enquêtaient sur ces choses-là depuis deux ans, qu'il y avait d'autres entreprises touchées», résume Sauvé.

Dans la preuve qui sera déposée à la suite de l'Opération SharQc, la police dévoilera d'ailleurs des vidéos où des motards, réunis en concile, disent ouvertement qu'ils doivent pénétrer l'économie légitime pour blanchir les revenus de la vente de stupéfiants, confiera une source policière.

Après sa volte-face, Sauvé se fait intimider. Son ex-femme reçoit un coup de téléphone de menaces. Sa petite fille de 7 ans s'en rend compte. En entrevue, l'entrepreneur a vite les larmes aux yeux quand il raconte que sa fille recommence à peine à monter à l'étage à la maison quand il fait noir. «Elle me demande toujours si les 'bad guys' vont revenir», lance-t-il. Les parents de Sauvé sont aussi intimidés au téléphone. On menace même sa soeur Hélène.

À l'été 2007, cela se corse. Sauvé doit faire une présentation pour un contrat de 6 millions pour l'hôtel Westin. À la toute veille de ce «pitch» important, stationné square Victoria, il se trouve dans l'auto avec son garde du corps quand une autre voiture est venue heurter la sienne. «Je me fais rentrer dedans dans mon char trois fois, bang, bang, bang... Le gars avance, recule... trois fois. Ça n'a pas de bon sens.»

Quand il sort du véhicule, l'agresseur prend la poudre d'escampette. «La SQ a fait une belle job, en infiltrant l'industrie de la construction, mais il reste beaucoup à faire. Ce n'est que le début...», prédit-il.