À la douleur de perdre leur fille de 8 semaines, morte alors que sa mère tentait de la réanimer et que son père l'entendait rendre son dernier souffle au téléphone, s'ajoute la colère. Cette colère est dirigée contre Transports Québec, qui n'a jamais sécurisé l'intersection funeste malgré les demandes de la municipalité d'Ormstown. Mais surtout, contre le régime québécois d'assurance sans égard à la faute, qu'ils entendent maintenant combattre.

Tara Delorme circulait en voiture sur la route 138 dans le secteur d'Ormstown, en Montérégie. Son bébé, Anaëlle, était installé de façon adéquate dans un siège pour enfant sur la banquette arrière. À l'aide du téléphone «mains libres», elle était en train de parler avec son conjoint policier. Puis, devant elle, un véhicule s'est immobilisé pour tourner à gauche. Comme il n'y avait qu'une seule voie, elle s'est rangée derrière cette voiture, plutôt que d'enfreindre la loi et de dépasser sur l'accotement.

Encore aujourd'hui, elle se culpabilise de cette décision.

«Je lève les yeux, et la seule chose que j'ai vue, c'est le camion qui était déjà rentré dans mon véhicule. C'était fini», raconte la jeune femme en entrevue à La Presse.

Un camion-citerne, qui arrivait derrière à plus de 68 km/h, a embouti le véhicule de Tara. Le chauffeur du camion a indiqué aux enquêteurs avoir été aveuglé par le reflet du soleil sur la neige et les flaques d'eau en bordure de la route.

La force de l'impact a propulsé la voiture sur le véhicule qui les précédait, puis sur un poteau en bordure de la route. La mère s'est évanouie quelques instants. «Je me rappellerai toujours mon réveil. Quelqu'un m'a dit: ta fille va bien, elle est en train de me regarder. Mais dans ma tête, je me suis dit: un bébé qui ne pleure pas, ça ne se peut pas», dit l'ambulancière de formation. La mère a tenté des manoeuvres de réanimation. En vain. La petite Anaëlle a succombé à ses blessures graves en soirée.

Le signal du «mains libres» ne s'est jamais interrompu. Le père, policier à la Sûreté du Québec, a vécu, impuissant, les événements au bout du fil. Il a lui-même alerté la répartitrice d'urgence pour envoyer les secours, avant de rouler vers les lieux de l'accident.

«Il a entendu l'impact, lorsque je respirais étrangement et quand je criais pour qu'on me donne ma fille», explique Tara Delorme.

Un panneau d'arrêt «pas nécessaire»

Deux semaines avant le drame, la Ville d'Ormstown avait demandé au ministère des Transports du Québec d'ajouter un panneau d'arrêt. «Le service de sécurité du ministère nous a répondu que ce n'était pas nécessaire», indique Daniel Theroux, directeur général de la municipalité.

Dans son rapport rendu public il y a quelques semaines, le coroner responsable du dossier a recommandé au MTQ de réaménager l'intersection de la route 138 afin de la rendre plus sécuritaire. Selon le Dr Jean Brochu, le secteur est problématique, étant donné la forte densité et la configuration de l'intersection.

Tara Delorme aurait aimé poursuivre le MTQ et la Ville d'Ormstown pour leur laxisme dans le dossier. Mais elle ne peut pas, en vertu du régime d'assurance sans égard à la faute.

Ce régime prévoit une indemnisation inconditionnelle pour tous les Québécois blessés sur la route. Il empêche les victimes d'un accident de la route de déposer une poursuite civile en dommages et intérêts contre quiconque, y compris l'État.

«S'il y avait eu de la signalisation, la dame aurait eu le temps de tourner. J'aurais eu le temps de passer et je pense que le conducteur aurait décéléré.»

Le MTQ disait ne pas être en mesure, hier, de répondre à nos questions. Mais lundi dernier, a appris La Presse, le Ministère a fait savoir à la Ville d'Ormstown qu'il installera «au cours des prochains jours» des panneaux d'avertissement temporaires et un tableau affichant la vitesse à l'intersection de la route 138.

Bellemare fulmine

L'avocat et ex-ministre de la Justice Marc Bellemare croit que le MTQ a commis une faute lourde en refusant d'installer un arrêt obligatoire.

«Je suis convaincu que le fait qu'on ne puisse jamais poursuivre les villes a amené au fil des années une négligence des autorités sur nos routes», dit celui qui se bat contre le régime québécois depuis des années.

L'ancien ministre ajoute que le droit de poursuivre «vient aussi avec le droit de savoir». Il mentionne que les parents ne pourront jamais connaître les raisons derrière le refus du MTQ.

«Une poursuite, ça force les gens à produire des rapports d'enquête, des photos, des documents, et ainsi, de comprendre les circonstances.»