Le Dr Paul Pelletier ouvre le tiroir de son bureau de travail et en sort une petite tablette. «Une prescription, c'est un bout de papier comme celui-ci», dit-il en brandissant les feuilles dans les airs, «et ma signature, elle a l'air de cela», ajoute-t-il en gribouillant le bas de l'ordonnance. «Elle n'est pas centralisée nulle part, donc volez une feuille ou faites une photocopie, inscrivez mon nom et mon numéro de pratique qui est écrit sur toutes les prescriptions, puis rendez-vous dans une pharmacie pour obtenir le médicament que vous voulez.»

En graphique: Des millions de pilules disparues

Paul Pelletier est bien au fait des stratagèmes que les toxicomanes utilisent pour obtenir des opiacés, médicaments d'ordonnance dérivés du pavot prescrits légitimement pour soulager la douleur aiguë ou chronique. Le médecin à la stature imposante travaille à la clinique Relais Méthadone, une clinique dite de «bas seuil» du centre-ville de Montréal qui traite les toxicomanes qui sont désorganisés au point de ne pas posséder de carte d'assurance-maladie. Malgré son expérience avec des consommateurs de drogues dures, il a lui-même été victime de vol de prescriptions.

«J'ai un patient qui m'a déjà dit qu'il avait pris le logo de la clinique sur l'internet et imité ma signature. Il s'est excusé, il se sentait tout mal, dit-il. Pour l'instant, il n'y a rien de centralisé, je ne reçois pas une lettre de la Régie d'assurance-maladie du Québec chaque semaine qui me dit ce que j'ai prescrit. Donc, si quelqu'un va chercher une prescription dans une pharmacie de Rawdon, je ne le saurai jamais. C'est sûr qu'il y a des fois où c'est louche, où les patients en font trop, où par exemple un gars qui n'est pas connu de la pharmacie arrive intoxiqué et avec des tatouages dans le visage avec une prescription de 500 Dilaudid. Les pharmaciens vont alors nous appeler, mais si la prescription est raisonnable, ça passe sous le radar.»

Ce dernier raconte que la majorité des héroïnomanes de Montréal consomment désormais aussi des opiacés d'ordonnance qui ont été détournés pour une consommation illicite. Le Dilaudid (hydromorphone) et, dans une moins grande mesure, l'OxyContin (oxycodone) sont très présents sur le marché noir. Les pilules sont écrasées pour être aspirées ou injectées.

Depuis 1985, l'Ordre des pharmaciens du Québec a mis en place le programme Alerte, système qui sert à identifier et inscrire les personnes qui présentent un «problème d'abus de médicaments obtenus après consultation de multiples prescripteurs et pharmaciens, ou obtenus au moyen d'ordonnances fausses ou falsifiées».

Le Dr Jean-Pierre Chiasson a participé à la mise en place de ce système. Il est aussi directeur médical de la clinique Nouveau départ à Mont-Royal, une clinique de désintoxication privée qui se spécialise dans la pharmacodépendance. Il raconte que des toxicomanes font semblant de souffrir pour se faire prescrire des opiacés. «Ils vont aller dans une clinique à 17h quand le médecin est fatigué et simuler toutes sortes de maladies, rapporte-t-il. Essayez donc de mesurer un mal de dos! Ce n'est pas évident de départager le vrai du faux.»

La solution? Encadrer davantage la prescription, répondent les Drs Pelletier et Chiasson. «On le fait déjà pour la méthadone: pour la prescrire, il faut un permis spécial. Ça rend le médecin responsable, car il y a une banalisation de la prescription des opiacés.»