C'est le premier ministre Jean Charest qui, ultimement, choisit les juges parmi les candidats aptes à accéder à la magistrature. La ministre de la Justice, Kathleen Weil, a révélé qu'elle consultait le «patron» avant de soumettre un nom à l'ensemble du Conseil des ministres.

Hier, dans le cadre d'une entrevue radiophonique accordée à Paul Arcand, Mme Weil a martelé que ses collègues ministres n'avaient jamais à débattre d'une liste de noms de candidats.

Mais, au passage, elle a laissé tomber un détail étonnant: avant de saisir ses collègues de sa recommandation, Mme Weil discute des noms que soumet le comité de sélection des magistrats avec le premier ministre Jean Charest.

Cette façon de faire a fait sourciller, hier, Me Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême mandaté mercredi par Québec pour diriger une commission d'enquête sur le processus de sélection des juges.

Ancien titulaire de la Justice sous Daniel Johnson, en 1994, Roger Lefebvre était aussi surpris de cette consultation préalable. À son époque, le «patron» lui avait dit que ces recommandations étaient la prérogative exclusive du ministre de la Justice. Paul Bégin, qui occupait le même poste sous Jacques Parizeau et Lucien Bouchard, n'en revenait pas: «Que vient faire le politique là-dedans? Le processus judiciaire doit être absolument étanche!» a-t-il lancé.

Au cabinet du premier ministre, le porte-parole de Jean Charest, Hugo D'Amour, a soutenu qu'il n'y avait aucun problème: «Le premier ministre préside le conseil exécutif, il décide de l'agenda du Conseil des ministres, c'est le patron... Mme Weil peut le consulter!» a-t-il résumé. Ancien ministre, et professeur de droit constitutionnel à Ottawa, Benoît Pelletier est du même avis.

À la fin d'une entrevue qui lui a donné du fil à retordre - elle a dû défendre sa collègue Nathalie Normandeau, qui avait laissé entendre qu'il y avait une liste de candidats soumise au Conseil des ministres -, Mme Weil a révélé sans détour qu'elle discutait des aspirants juges avec M. Charest avant de faire son choix.

«Je consulte le premier ministre, évidemment, c'est le patron! a laissé tomber Mme Weil. Avec le premier ministre, on discute, il est au courant de quelques noms, mais il n'a pas besoin de voir la liste... On discute des noms intéressants sur la liste», a-t-elle expliqué, soulignant qu'elle n'avait qu'une brève expérience - 16 mois - comme ministre de la Justice. Ces échanges permettent de prendre certains facteurs en considération, comme «l'équilibre», a-t-elle suggéré. Au cours des dernières années, Québec a été sensible à la représentation féminine à la magistrature.

Mais tous les candidats évoqués ont d'abord été reconnus «aptes» à siéger comme magistrats par le comité indépendant formé d'un juge, d'un avocat et d'un représentant de la population, a-t-elle insisté. En 16 mois, elle a choisi une vingtaine de juges, et «jamais personne n'a mis de la pression sur (elle)».

Avis partagés

Cette façon de faire a fait sourciller l'ancien juge Michel Bastarache, nommé cette semaine pour scruter l'étanchéité du processus aux influences politiques. «Normalement», seul le ministre de la Justice a accès aux noms des candidats qualifiés, selon lui. À sa connaissance, le ministre de la Justice n'a pas à consulter le premier ministre avant de faire sa recommandation.

«Ma compréhension, c'est que le ministre reçoit du comité la liste des personnes qualifiées et propose un candidat» au Conseil des ministres, a indiqué M. Bastarache.

«Normalement, je pense qu'au Québec, le premier ministre reçoit comme les autres (membres du Conseil des ministres) la recommandation du ministre de la Justice.» Est-ce que c'est un problème si le premier ministre du Québec a accès aux noms? «Ça cause toujours un problème s'il ne suit pas le système établi», a-t-il dit, s'engageant à «regarder tout ça» dans le cadre de sa commission qui doit faire rapport d'ici six mois.

Responsable de la Justice au cours du bref gouvernement de Daniel Johnson en 1994, Roger Lefebvre se souvient bien de la directive que lui a donnée son «patron». «Daniel Johnson m'a dit que ça (les nominations de juges), c'est la responsabilité du ministre de la Justice, qui doit soumettre au Conseil des ministres la conclusion à laquelle il est arrivé», a résumé M. Lefebvre.

Selon Paul Bégin, ancien ministre péquiste, il n'y a qu'une façon de faire pour ces nominations. «Le ministre de la Justice part avec le décret dans sa serviette. Il avise le premier ministre qu'il a un décret de nomination pour un juge, et dépose le nom, un seul, séance tenante devant le Conseil des ministres.»

Si le nom est contesté, on le retire, sans débat, mais en 62 propositions pour la Cour du Québec, M. Bégin ne se souvient pas que ce soit arrivé une seule fois.

«Cela aurait été inacceptable d'en parler avec quiconque, que ce soit M. Parizeau ou M. Bouchard. Si on a assez confiance pour nommer quelqu'un à la Justice, on doit penser que sa décision est la bonne.» Quand on lui a rapporté la déclaration de Mme Weil, il a éclaté de rire: «Voyons, ce n'est pas sérieux. Cela me confirme qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans le processus... Pourquoi devrait-on parler au premier ministre, pour choisir le meilleur militant ou un juge compétent?»

En revanche, l'ancien ministre Benoît Pelletier, qui enseigne le droit constitutionnel à Ottawa, ne voit pas de problèmes juridiques à ce que le premier ministre soit saisi des noms des candidats. «Il préside le conseil exécutif et c'est une décision du conseil exécutif. C'est lui qui met les sujets à l'ordre du jour, il n'y a pas de problème, à mon avis.»

Proche conseiller de Robert Bourassa, Jean-Claude Rivest a soutenu ne pas se souvenir qu'une nomination de juge ait soulevé quelque débat que ce soit au Conseil des ministres. Selon lui, la controverse actuelle n'aurait jamais eu autant d'impact si elle ne s'ajoutait pas à une longue liste de dérapages du gouvernement Charest. «Si c'était sorti il y a six mois, personne n'en aurait parlé.»

Les déclarations de Mme Weil jettent un éclairage nouveau sur les réponses que le premier ministre Charest a données dans le feu des échanges à l'Assemblée nationale, la semaine dernière. Devant la péquiste Véronique Hivon, qui interrogeait Mme Weil, M. Charest s'est levé spontanément pour affirmer: «Il me fait plaisir de répondre à la question, parce que c'est à moi à qui revient la responsabilité directe de mettre en place les mécanismes pour la nomination des juges.»

Il a martelé qu'il «y a une seule candidature qui est suggérée au Conseil des ministres, et la liste des candidats ne circule pas parmi les membres du Conseil des ministres». Il a maintes fois insisté sur le fait que la liste restait confidentielle, que les ministres ne connaissaient qu'un seul nom, celui du candidat recommandé, en évitant d'aborder ce qu'il connaissait lui-même des candidatures.