Une vague orange pourrait déferler sur la Colombie-Britannique le 14 mai lorsque les électeurs de la province se rendront aux urnes. Des élections qui pourraient avoir des répercussions jusqu'au Québec... En cette ère de géopolitique des oléoducs, les provinces canadiennes forment les pièces d'un même casse-tête.

Mary Hatch était assise à sa table de cuisine un après-midi de juillet 2007 lorsqu'un pompier a cogné à sa porte. «Il y a eu une fuite de pétrole, vous devez évacuer immédiatement», lui a-t-il dit.

«Je suis allée chercher mes choses, je suis sortie et partout où je marchais, c'était couvert de pétrole. Les rampes étaient couvertes de pétrole. Le trottoir était couvert de pétrole», se souvient la résidante de Burnaby, tout juste à côté de Vancouver.

«C'était un choc total», dit-elle. «J'habite ici depuis 1976 et personne, pendant toutes ces années, n'avait mentionné la présence d'un pipeline.»

La fuite de 250 000 barils de brut causée ce jour-là par des travaux de construction a forcé une cinquantaine de résidants à évacuer le quartier pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines.

Kinder Morgan, la compagnie responsable de l'oléoduc, affirme avoir nettoyé un «pourcentage élevé» de ce qui s'était échappé, et souligne que l'incident était exceptionnel. «Nous avons une vaste expérience avec ce système et nous avons un solide bilan de sécurité», souligne Greg Toth, un dirigeant de la société texane qui s'est établie en Alberta depuis quelques années.

Mais des citoyens de Burnaby sont loin d'être rassurés. Et comme Mary Hatch, certains s'opposent bec et ongles au plan de la société Kinder Morgan de faire passer le flux de 300 000 à près de 900 000 barils par jour.

L'autre pipeline

On entend beaucoup parler de Northern Gateway. L'oléoduc, que veut construire la société Enbridge pour acheminer du brut des sables bitumineux jusqu'à des pétroliers sur la côte ouest et vers des marchés asiatiques, provoque une levée de boucliers depuis plusieurs mois en Colombie-Britannique.

On entend moins parler de celui de Kinder Morgan. Pourtant, si le projet d'agrandissement se concrétise, il aurait une capacité presque deux fois plus grande que Northern Gateway et serait même plus gros que Keystone XL, l'oléoduc de la société TransCanada qui fait tant de vagues aux États-Unis.

Selon ses détracteurs, la proximité de Trans Mountain avec la ville le rend encore plus risqué que les autres. «L'une de nos principales préoccupations est pour la sécurité des résidants ainsi que celle des enfants et des employés dans les écoles et les garderies», explique Allan Dutton, qui a réuni un groupe de résidants de Burnaby opposés au projet.

Au coin d'une petite rue typique de la banlieue de Vancouver, M. Dutton désigne un mince panneau jaune, qui indique le passage du gros tuyau en dessous d'un jardin communautaire et derrière une école. La canalisation se rend jusqu'à d'énormes citernes situées sur les rives de la baie de Burrard. C'est là que le brut est chargé sur des bateaux et acheminé vers le large.

L'augmentation envisagée du nombre de pétroliers, qui passerait d'une soixantaine à environ 400 par année, inquiète aussi beaucoup de monde. Les maires de Vancouver et de Burnaby ont déjà pris position contre le projet. À Vancouver Nord, de l'autre côté de la baie de Burrard, en face de Burnaby, la communauté autochtone de Tsleil-Waututh prépare elle aussi son opposition en vue d'une éventuelle demande d'autorisation qui serait déposée par l'entreprise à la Régie de l'énergie. «Nos ancêtres disaient: «Là où nous sommes en ce moment, quand la marée baissait, la table était mise.» Nous pouvions aller chercher tout ce dont nous avions besoin pour nous nourrir», indique la conseillère Carleen Thomas.

«Mais on ne peut même plus aller recueillir des palourdes: elles sont toxiques. Qu'est-ce qui est arrivé?» lance-t-elle.

Pétrole et élections

La question des pipelines, que ce soit en Colombie-Britannique, aux États-Unis avec Keystone XL ou ailleurs, est une véritable patate chaude politique et l'industrie pétrolière canadienne en est tout à fait consciente.

C'est particulièrement vrai au moment où les Britanno-Colombiens s'apprêtent à se rendre aux urnes, le 14 mai prochain. «Ce n'est pas le moment idéal pour prendre la mesure à long terme de ce qui va marcher et ce qui ne marchera pas», a convenu récemment Doug Bloom, président de l'Association canadienne de pipelines d'énergie, lors d'un discours prononcé devant l'Economic Club à Ottawa et intitulé «Le Canada: une superpuissance énergétique en émergence».

Pour l'industrie pétrolière, les enjeux sont énormes et pressants. Il n'y a pas assez d'oléoducs pour acheminer la production pétrolière albertaine vers des marchés extérieurs. L'industrie estime que la situation lui fait perdre plus de 40 millions de dollars par jour et les gouvernements chiffrent leurs pertes à plusieurs milliards par année.

Pendant ce temps, les réserves américaines de gaz naturel menacent de ravir des parts de marché de plus en plus grandes à l'industrie énergétique canadienne...

Le Québec dans l'équation

«C'est vraiment un casse-tête aux multiples pièces», illustre Greg Stringham, vice-président responsable des marchés à l'Association canadienne de producteurs pétroliers.

Les trois pièces maîtresses de ce casse-tête, telles qu'identifiées par l'industrie pétrolière elle-même, sont les États-Unis, qui demeurent de loin le plus gros acheteur de brut canadien, le géant asiatique et l'Est du Canada - incluant les raffineries de Montréal et de Québec.

«Nous devons vraiment, à long terme, avoir accès à ces trois marchés pour des raisons différentes», tranche M. Stringham.

L'offensive québécoise a déjà commencé. Le projet d'inversion de la ligne 9B d'Enbridge entre l'Ontario et Montréal, qui vise à acheminer du pétrole de l'Ouest vers l'Est canadien, en est un exemple. Des procédures d'autorisations sont en cours devant la Régie de l'énergie.

De même, la société TransCanada a confirmé son intention il y a quelques jours de convertir un gazoduc en oléoduc, pour acheminer jusqu'à 850 000 barils de brut albertain par jour jusqu'au Nouveau-Brunswick, en passant par le Québec.

Pendant ce temps, dans l'Ouest, l'avenir de Northern Gateway et de Kinder Morgan demeure incertain.

Tous les sondages indiquent que le NPD prendra le pouvoir en Colombie-Britannique d'ici environ un mois. Le parti d'Adrian Dix s'est déjà fermement opposé à Northern Gateway et il promet d'entreprendre une évaluation provinciale du projet. Sa position est moins ferme par rapport à Kinder Morgan. «Il n'y a pas encore eu de demande d'autorisation», justifie le chef néo-démocrate.

En cette ère de géopolitique des pipelines, les impacts de ses décisions - comme de celles du Québec - pourraient être ressentis d'un bout à l'autre du pays.