Jean Chrétien a subi d'énormes pressions, ici comme à l'étranger, pour que le Canada participe à la guerre en Irak. Certains ont utilisé l'arme ultime pour le faire fléchir, relate-t-il 10 ans plus tard: sa femme Aline Chrétien.

Mme Chrétien a été contactée dans l'espoir de faire pencher la balance en faveur d'une participation du Canada à cette opération que les Américains planifiaient depuis de nombreux mois.

C'est l'un des nombreux détails qu'a racontés l'ancien premier ministre à La Presse cette semaine dans le cadre d'une entrevue marquant le 10e anniversaire du début de cette guerre.

«Nous avons démontré que nous étions un pays indépendant avec des valeurs différentes et une histoire différente. Pas besoin de remonter jusqu'à 1812 pour le démontrer!», a affirmé Jean Chrétien, qui n'a rien perdu de son esprit de bagarreur.

De la pression au pays

Au pays, les gens d'affaires, l'Alliance canadienne dirigée par Stephen Harper, les premiers ministres conservateurs de l'Ontario et de l'Alberta et les officiers de haut rang des Forces canadiennes le poussaient à prendre part à l'intervention militaire en Irak.

Des députés de son propre parti digéraient mal sa réticence à appuyer ouvertement les États-Unis et la «Coalition of the Willing». Ils craignaient qu'un refus ne mine les relations canado-américaines.

À l'étranger, l'administration Bush plaidait pour la création d'une vaste coalition internationale afin d'empêcher Saddam Hussein d'utiliser des armes de destruction massive. Le premier ministre britannique Tony Blair a interpellé à plusieurs reprises son allié progressiste pour que le Canada combatte la menace de Saddam Hussein aux côtés de la Grande-Bretagne et des États-Unis.

L'opinion publique canadienne, elle, était partagée. Si les Québécois étaient majoritairement opposés à une telle aventure, les Canadiens des autres provinces étaient légèrement en faveur.

Le 17 mars 2003, après plusieurs mois de discussions aux Nations unies, Jean Chrétien s'est levé à la Chambre des communes pour annoncer sa décision. «Aujourd'hui, force nous est de constater que le Conseil de sécurité n'a pas adopté de résolution autorisant une campagne militaire. Donc, le Canada ne se joindra pas à une action militaire.»

Jean Chrétien garde un souvenir vivace des événements qui ont mené à cette décision qui, selon plusieurs, a constitué un tournant dans la diplomatie canadienne. En effet, pour une rare fois, le Canada refusait de participer à une guerre impliquant deux alliés fidèles: les États-Unis et la Grande-Bretagne

«J'avais dit à George Bush dès le mois d'août 2002, lors d'une rencontre à Detroit, qu'on l'appuierait s'il avait le soutien des Nations unies. Je lui avais dit: "Pour avoir l'appui des Nations unies, il va falloir que vous établissiez plus clairement qu'il a des armes de destruction massive." On n'en avait pas de preuves. Comme il n'a pas fourni de preuves suffisantes, il n'a pas eu l'appui des Nations unies», a-t-il raconté.

«J'étais clair dès le début. Vous savez, moi, j'aime beaucoup la clarté! [...] Je trouvais qu'il n'y avait pas assez de preuves pour convaincre le juge de la cour municipale à Shawinigan! [...] Alors je suis content d'avoir pris cette décision», a-t-il ajouté dans son style coloré.

Étonnamment, ce n'est pas George W. Bush qui a exercé le plus de pressions sur lui, mais bien Tony Blair, un ami de longue date. M. Blair, qui a participé à des sommets sur la gouvernance progressiste avec Jean Chrétien, a accepté d'envoyer des troupes en Irak à la demande des États-Unis.

«Il disait qu'il fallait se débarrasser de Saddam Hussein parce qu'il était un méchant dictateur. Mais je lui avais dit que si on se mettait à remplacer les dictateurs, lequel serait le prochain? Il me semble que dans la famille du Commonwealth, il y a un gars qu'on n'aime pas beaucoup au Zimbabwe, Robert Mugabe, pourquoi on ne réglerait pas ce problème-là avant d'aller au Moyen-Orient? Blair m'a dit: "Écoute Jean, Saddam et Mugabe, ce n'est pas la même chose." Je lui avais répondu calmement: "Ce n'est pas la même chose. M. Mugabe, lui, n'a pas de pétrole!" C'était un peu direct, mais c'était vrai aussi.»

Quant aux craintes des gens d'affaires de perdre l'accès au marché américain, M. Chrétien a soutenu qu'elles n'étaient guère fondées.

«Les gens d'affaires avaient peur. Mais les hommes d'affaires ont souvent peur. Ils tiennent à leurs sous et à leur compte en banque. C'est normal. Mais j'ai posé la question à un groupe d'hommes d'affaires. Donnez-moi donc la liste de tous les biens et de tous les services que les Américains achètent de nous et dont ils n'ont plus besoin. Je l'attends encore, cette liste! Les affaires sont les affaires.»

Quelles leçons peut-on tirer de cet épisode mouvementé? Jean Chrétien espère qu'un autre premier ministre suivra la même logique que lui. Sans l'assentiment des Nations unies, le Canada doit rester à l'écart des interventions militaires, même si elles sont menées par ses alliés.

«Le Canada est un pays indépendant et c'était une chance unique de montrer notre indépendance. Dans le monde entier, cette décision a été notée.»