Juin 2012, dans une classe de 6e au collège Jean de La Mennais, une école privée de La Prairie. L'enseignante explique un exercice de mathématiques. « Les élèves de trois écoles organisent une collecte de fonds pour ramasser 10 000$ qui leur permettront de financer un laboratoire. Ils ont 800 km à parcourir...»

La tête noyée dans ses cheveux châtains, Rosalie Doin écoute en triturant son crayon. Rosalie n'aime pas les examens. Ou plutôt, elle les aime rétrospectivement, une fois qu'elle a décroché une note à son goût. Pas comme les 92% que lui vaudra ce test de maths.

«J'aime pas ça, les 92%. Je me sens forte quand j'ai 100%.»

Rosalie est compétitive. Même quand elle joue à Laser Quest, elle vise le peloton de tête. « Cinquième, yes ! », s'écrie-t-elle à l'annonce des résultats des combats menés dans le labyrinthe de la rue Sainte-Catherine.

La pression de performance scolaire pèse lourd dans la vie de Rosalie. Elle a tendance à figer devant les examens. Ses parents, Anne-Marie Doin et Luc Joubarne, lui paient les services d'un tuteur pour l'aider à traverser ces épreuves. C'est d'autant plus nécessaire que, à l'école qu'elle fréquente, les exigences sont élevées et les examens, nombreux.

Train d'enfer

«Onze tests en une semaine, c'est pas normal pour une enfant de mon âge ! », peste l'adolescente avant d'éclater d'un rire communicatif. Elle se rebiffe aussi au sujet de ses cours d'anglais : «À quoi ça sert d'apprendre des mots comme hoax (canular) ou faun (faune) ? Vraiment, je ne comprends pas !»

Rosalie se décrit souvent comme «paresseuse». Mais un coup d'oeil sur son emploi du temps contredit cette perception. Entre son entraînement de ping-pong, l'étude, l'école, les séances de tutorat ou la préparation de la première communion, elle a filé vers les vacances scolaires à un train d'enfer. Cet automne, le passage en 1re secondaire la tient passablement occupée. D'autant plus qu'une nouvelle activité, des cours de meneuse de claque, s'est ajoutée à son horaire.

Rosalie vit dans le quartier des «R», à Brossard, dans une maison-manoir de 11 pièces et 4 salles de bains. Dans la cour, il y a une piscine de 10 m, un jacuzzi et un trampoline. Ses parents ont fondé leur famille relativement tard, dans la quarantaine. Ils avaient eu le temps d'asseoir leur situation financière. Et ils ont eu le luxe de choisir de ralentir leur vie professionnelle quand Rosalie et sa soeur de 14 ans, Laurence, se sont approchées de l'adolescence.

«À un moment donné, je me trouvais en Guinée alors qu'Anne-Marie était en Floride. Je me suis dit: mais qui donc s'occupe des enfants? C'était absurde», dit Luc Joubarne, économiste qui a longtemps multiplié les contrats à l'étranger avant de changer de tempo.

Pas de limites

Dans la famille de Mwynishei Rugina, en Tanzanie, tout tourne autour de la survie. Chez les Doin-Joubarne, tout tourne autour des enfants. Luc et Anne-Marie hésitent à dépenser pour des objets de consommation dernier cri, comme des cellulaires ou des iPad. Mais quand il s'agit de cultiver les champs d'intérêt de leurs filles, l'argent ne compte pas. Il n'y a pas de limites.

La facture des écoles privées est élevée: 11 000 $ par an. À elles deux, Laurence et Rosalie ont suivi à peu près tous les cours parascolaires possibles : volleyball, danse, couture, escalade, soccer, ping-pong, natation, karaté... Une seule fois, Laurence a essuyé un refus : elle rêvait de s'inscrire à un cours d'art dramatique hors de prix qui lui faisait miroiter des promesses d'Hollywood.

Rosalie et Laurence ont aussi beaucoup voyagé : États-Unis, Caraïbes, Grèce, France, Italie.

Laurence adore découvrir de nouveaux pays. Rosalie, elle, préfère des vacances à la plage. Pour répondre à leurs désirs respectifs, les vacances, l'été dernier, ont été coupées en deux. Laurence a fait une croisière avec sa mère en Alaska et voyagé en Chine avec son père. Elle en est revenue ébahie.

«Il y a une chose qui m'a particulièrement marquée pendant mon voyage: plusieurs Chinois étaient intrigués parce qu'on était des Blancs, a-t-elle écrit à son retour. J'ai trouvé ça très drôle et vraiment spécial, parce que ce n'est pas très inhabituel pour nous de croiser des Chinois à Brossard.»

Rosalie, elle, s'est contentée d'une visite aux chutes du Niagara en famille. Pour leurs parents, les voyages sont une priorité absolue. Mais ils prennent bien soin de respecter les goûts de chacune de leurs filles.

Vivre sans compter

Les parents de Rosalie ont hésité avant de participer à notre reportage. Mais leurs filles en avaient envie. Dans cette famille qui valorise la curiosité, c'était une belle occasion d'apprendre comment on vit à l'autre bout du monde. Et de voir de près à quoi ressemble le travail de journaliste.

La famille a préféré ne pas dévoiler ses revenus une pudeur totalement absente chez les Rugina, pour qui chaque sou est une victoire contre la faim. Nous avons convenu, avec les Doin-Joubarne, de donner une idée de leur position sociale, sans entrer dans les détails.

Mais là encore, les choses ne sont pas aussi simples qu'on l'imagine. Anne-Marie a longtemps travaillé comme responsable des ressources humaines dans des boîtes comme CGI ou Ericsson. Elle gagnait un salaire bien ancré dans les six chiffres. Depuis un an, elle travaille à son compte. Ses revenus ont baissé.

Économiste, Luc Joubarne a parcouru l'Afrique comme consultant. Aujourd'hui, il enseigne à l'Université de Montréal tout en gérant ses placements boursiers, qui lui rapportent assez pour qu'il n'ait «plus besoin de travailler».

Les Doin-Joubarne se définissent comme une famille aisée. Ils n'ont pas de dettes. Leur maison vaut 1 million de dollars. Ils ont une piscine, deux autos, et la possibilité de vivre sans se priver de rien. Leurs revenus actuels les situent quelque part entre les 10% et le 1% des Québécois les plus fortunés.

Les Doin-Joubarne ne sont pas superriches. Pas comme ceux qui vivent dans le quartier de maisons gonflées à l'hélium, près du Quartier DIX30. Mais ils vivent presque sans compter. «

Un jour, mon frère m'a dit que nous devions dépenser entre 20 000 et 30 000 $ par année pour voyager. Quand j'ai fait le calcul, je me suis rendu compte qu'il avait raison», confie Luc.

Le modèle

Les parents de Rosalie ne sont pas nés avec la proverbiale cuillère d'argent dans la bouche. Famille de neuf enfants à Rosemère pour Anne-Marie, famille de sept enfants à Salaberry-de-Valleyfield pour Luc. Ils ont bûché pour arriver là où ils sont.

Les deux parents préfèrent ne pas dévoiler leurs revenus à leurs filles : «On ne veut pas qu'elles s'accrochent à ça, on veut aussi qu'elles sachent que l'argent, ça se gagne en faisant des efforts.»

Rosalie et Laurence se considèrent comme choyées. Elles n'ont besoin de rien. Contrairement à ses amies, Laurence n'a pas de cellulaire, mais elle n'en veut pas non plus. Elle partage les choix de ses parents. «Ils n'achètent pas de bébelles, ils économisent pour les voyages.»

La principale tâche des deux soeurs, c'est d'apprendre et d'aller au bout de leurs passions. À la maison, elles doivent ranger leur chambre. Parfois, elles desservent la table. Les autres responsabilités laver la Corolla de leur père ou la Buick Enclave de leur mère, ou encore nettoyer le carré de sable sont rétribuées, de 15 à 20$.

Rosalie et Laurence voient l'avenir avec confiance. C'est sûr qu'elles vont étudier à l'université. Laurence pour travailler dans le domaine des médias ou du cinéma. Rosalie, qui adore bouger, aimerait enseigner l'éducation physique. Quand elles pensent à leur vie d'adulte, les deux soeurs espèrent avoir précisément la même vie que celle de leurs parents: une maison avec une piscine, deux ou trois enfants.

Ce qui les angoisse un peu, par contre, c'est la profusion des choix qui s'offrent à elles. Tout le contraire de Mwynishei, qui fonce vers un mur, à l'autre bout du monde. Et qui rêve d'une vie aussi différente que possible de celle dans laquelle se débattent son père et sa mère.