Pour Serge Bouchard, le développement du Nord québécois par le gouvernement Charest est une histoire qui se répète. Qui se répète sans la mémoire, précise l'anthropologue.

Q: Que pensez-vous que le Plan Nord apporte à notre culture? Que représente-t-il dans notre histoire?

R: Comme anthropologue, je me demande si nous avons développé un attachement territorial au Nord. Et la réponse en 2012, c'est non, à l'exception des quelques désespérés qui veulent vivre à Sept-Îles, Val-d'Or ou Chibougamau. Le sentiment général de la culture québécoise moderne, c'est qu'on se fout du Nord. L'occupation du Nord est le dernier des sujets. La récente farce de Jean Charest aux étudiants en constituait un bel exemple. Il a dit: on va leur trouver des jobs dans le Nord... Ça veut dire qu'on va s'en débarrasser en les envoyant dans une sorte de Sibérie.

Q: Et notre prétendue nordicité, est-ce un mythe?

R: Le Nord n'est pas dans les cartons de l'identité. C'est plutôt un outil primaire de développement économique. On y va seulement pour en retirer quelque chose. Je ne vois pas de projet de construction d'une identité ou d'une culture. J'ai plutôt l'impression que les Québécois travaillent très, très fort pour s'acheter un terrain au Mexique.

Q: Y a-t-il quelque chose de novateur dans le Plan Nord du gouvernement Charest?

R: Notre devise est «Je me souviens». Mais c'est entendu, on ne se souvient de rien. On a plus que la mémoire courte. C'est une amnésie grave. On annonce le Plan Nord, mais on ne fait même pas référence à la Baie-James, qui était un projet beaucoup plus important, qui ouvrait le subarctique de l'ouest et du nord-ouest du Québec pour l'hydroélectricité. En fait, depuis la Confédération, le Québec a toujours voulu exploiter les ressources naturelles avec un modèle stable: des capitaux étrangers et une sorte de ruée vers la ressource à cause d'un contexte international. Le gouvernement vend l'accès à la ressource contre des redevances et des emplois. Le Québec, objectivement, c'est quoi sur la planète Terre et dans notre galaxie? Un pays bourré de forêts et rempli d'eau qui cascade sur des roches cambriennes. Et qu'est-ce qu'on fait depuis 1867? On ne fait que vendre ça.

Q: Il y a donc eu plusieurs plans Nord?

R: Il y a eu celui de Chauveau en 1867, celui du curé Labelle peu après, le développement de l'Abitibi vers 1910, le premier vrai Plan Nord minier en 1920, la vente des ressources naturelles aux Américains par Duplessis, le petit Plan Nord de la Révolution tranquille, la Baie-James de Bourassa... Et ça nous conduit à Jean Charest qui dit aujourd'hui: eille, ce serait une bonne idée de faire un Plan Nord... Je trouve cela formidable (rires). La seule raison pour laquelle on fait un Plan Nord, c'est parce que des nations émergentes comme la Chine ont besoin de minerai.

Q: Mais n'y a-t-il pas à tout le moins un potentiel de développement économique?

R: Bien sûr, il faut bien développer nos potentiels. Je ne suis pas contre le commerce! Mais je proteste parce que, dans notre histoire, ça ne nous a jamais tant enrichis. Quel type d'emploi a-t-on créé? Le type que l'histoire va dénigrer, qui crée peu de richesse culturelle, comme celui de bûcheron.

Q: Revenons en arrière. Qu'est-ce qui caractérisent les premiers Plan Nord?

R: Le gouvernement de Chauveau, le premier ministre du Québec, aura pour activité initiale de concéder la richesse la plus évidente, la forêt. Les terres de la Couronne ont été bradées entièrement pour des capitaux américains et britanniques. Les Canadiens français étaient des bûcherons au service des capitaux.

Q: Y avait-il un volet d'occupation du territoire?

R: On a assassiné l'idée d'une forêt habitée. Il y a eu des luttes épiques entre l'industrie forestière et les colons, qui voulaient exploiter leur lot forestier. Les compagnies ont toujours voulu étouffer l'activité des colons dans les forêts privées. Et le choix du gouvernement était clair: favoriser les compagnies. Il n'avait pas de plan pour l'occupation. La culture bûcheronne, ce fut une culture d'exil dans les camps, loin de la famille. La colonisation des Laurentides a donc été un échec. J'ai donné récemment une conférence à Ferme-Neuve, au nord de Mont-Laurier. Leur histoire est tellement triste... Il y avait là-bas un des plus beaux espoirs pour une industrie forestière privée et habitée par des colons. Mais les compagnies ont découragé tous les efforts des villages pour vivre du bois. Aujourd'hui, ces petits villages n'ont plus d'activité forestière. Les petits moulins sont disparus.

Q: Mais le curé Labelle n'a-t-il pas permis la colonisation du Nord?

R: Oui, mais cela a été un peu plus tard. En 1875, le Nord de Montréal était une forêt vierge entièrement consacrée à ceux qu'on appelait les lumberbarons- les barons du bois - de Montréal. Ils coupaient la ressource. Ils ont coupé, coupé... Mais finalement, on a eu un plan d'occupation du petit Nord, comme on l'appelait, avec le curé Labelle. C'était une sorte de guerrier sur le terrain. Il combattait l'invasion des protestants, qui arrivaient par Lachute et menaçaient de coloniser le Nord de Montréal.  Les Canadiens français allaient être des colons, avec l'aide d'un chemin de fer. C'est Séraphin Poudrier, Les belles histoires des pays d'en haut. C'était assez différent de la vision de 1867, où on ne se préoccupait que d'un problème logistique: sortir le bois des régions sauvages pour le conduire aux moulins.  

Q: Était-ce la même approche pour développer la Mauricie?

R: Non. Parce qu'on donnait la région (des Laurentides) aux colons, il a fallu concéder encore plus d'immenses régions sauvages aux compagnies américaines. On leur a concédé la Haute Mauricie. Ce fut le Plan Nord suivant, vers 1900. Par un échange de territoire avec la Brown Corporation, on a donné cette région sauvage, qui était jusque-là inaccessible et non colonisée. Il n'y avait personne au nord de Shawinigan. On y trouvait une des plus belles forêts du Québec, d'une richesse inouïe.  

La Brown va contrôler le débit de grandes rivières comme la Saint-Maurice avec d'immenses barrages, qui la transformeront en pipeline à pitounes pour vider la région de son bois. En 1925, ce secteur de la Mauricie avait été littéralement déforesté, à cause de ces coupes et des feux de forêt allumés par la construction d'un chemin de fer pour la compagnie. Les quelques résidents, les Atikameks, souffriront terriblement. Ils seront interdits du territoire et mis en réserve par le fédéral. L'histoire canadienne classique.

Q: Le «Plan Nord» minier de Duplessis, lui, n'a-t-il pas permis à tout le moins de créer quelques localités dans le Nord?

R: Il nous a donné par exemple Chibougamau, Schefferville et Matagami dans les années 50. On sortait alors de la zone laurentienne pour entrer dans la forêt boréale qu'on jugeait alors non commerciale. C'était le pays des Cris et des Innus. Bien entendu, tout le monde s'en foutait. On a trouvé du fer, du cuivre et d'autres minerais, alors on a ouvert une série de mines à Chibougamau, Chapais, Matagami et Schefferville. C'étaient des villes minières champignons. Il n'y avait rien à l'arrivée, puis trois ans plus tard, la ville était faite. Et des fois, 10 ans plus tard, elle était déjà fermée. Ce fut le cas de Schefferville. Cette ville avait permis de donner naissance à Sept-Îles, qui est passé en 15 ans d'un tout petit village à une ville de 40 000 habitants, avec des infrastructures pour recevoir le minerai. La fermeture de Schefferville fera dégonfler Sept-Îles de moitié. Aujourd'hui, Sept-Îles est catastrophique sur le plan de l'urbanisme et de l'architecture. Pratiquement rien n'a changé depuis 1970, c'est d'une laideur sans nom. Heureusement qu'il y reste un noyau de résidents qui s'étaient attachés au Nord et qui se battent pour développer leur région.  

Q: Mais pour l'économie, peut-on dire qu'il y a eu un exemple de réussite, le développement de la Baie-James?

R: Robert Bourassa disait que le projet de la Baie-James nous enrichirait considérablement. Qu'il ferait des Québécois des gens plus riches, moins endettés que les autres pays. Son argumentaire était bon, mais il n'avait pas prévu la conjoncture. Les Américains ont acheté moins (d'électricité) que prévu et ça a couté très cher. Ça nous rapporte aujourd'hui environ deux milliards de dollars par année. On est très content de l'avoir, cet argent, c'est certain! C'est tout de même moins que prévu et ça ne règle pas tous nos problèmes économiques, ce n'est pas une panacée.

Maintenant, la question que je pose aux économistes et aux historiens, c'est: «Et si on faisait le même calcul pour le bois?» Avec la crise, il nous coûte de l'argent, il ne nous en rapporte pas. Est-ce que l'exploitation de la forêt nous a enrichis depuis le dernier siècle? Ou l'argent est-il plutôt parti ailleurs? Et les mines? Les mines, c'est une catastrophe écologique sans nom au Québec et au Canada. (NDLR Une nouvelle loi sur les mines est en préparation pour changer la vieille loi actuelle, qui date du 19e siècle).  

Q: Dans le cadre du Plan Nord, le gouvernement a annoncé un projet de gouvernement régional dans le Nord, paritaire entre Jamésiens et Cris. L'entente finale doit être conclue d'ici un mois. Qu'en pensez-vous?

R: Heureusement que ça existe. On peut le comprendre en remontant au développement de la Baie-James, qui a entre autres favorisé l'éveil politique des Cris. Ils ont ouvert le champ des revendications des régions, qui étaient écoeurées de se faire spolier. Elles demandent qu'une partie de la richesse reste chez elles. Les Eeyou, qui sont très forts politiquement, et les Québécois qui se mettent ensemble (malgré des conflits qui demeurent), ça fait partie des grands espoirs.

On n'a pas la même chose au Nord-Est chez les Innus, mais on pourrait envisager de la sorte avec les autres habitants de la région. J'ai rencontré récemment des représentants de Fermont. Ils se plaignent qu'ils ne sont pas dans le coup pour le développement du territoire.

Q: Êtes-vous optimiste pour la suite?

R: Ça dépend de ce que les gens en feront. Par exemple, le Nunavik est pour le développement, mais contre le Plan Nord. Ils sont prudents, en fait. Chat échaudé craint l'eau froide. Ça ne prendrait pas grand-chose pour les rassurer. Il faudrait qu'on parle différemment du Nord, pas seulement en termes économiques. Il faudrait induire l'idée qu'on est là pour construire un pays. Et il faudrait de façon urgente se demander ce qui a foiré dans les précédents Plans Nord. Ça nous permettrait de mieux répondre aux questions pressantes. Par exemple: comment faire les aires protégées? Comment faire profiter le Nunavik et les autres régions des retombées économiques? Faut-il une entente finale rapide avec les Innus? Un encadrement plus sévère de l'exploration dans le Nord, où les entreprises ont longtemps adopté des comportements effrayants? C'est tout cela qu'il faut aborder pour corriger le cours de l'histoire.