Après avoir gardé les conservateurs au pouvoir pendant des décennies, les Albertains semblent prêts à virer... encore plus à droite. Les sondages indiquent en effet que l'Alberta s'apprête à élire le parti Wildrose Alliance. Mais que veulent donc les Albertains ?

Au terme d'un débat de candidats à High River, petite municipalité au milieu des ranchs à une cinquantaine de kilomètres au sud de Calgary, plusieurs des électeurs qui sortent de l'hôtel tiennent un discours semblable: «C'est le temps d'un changement.»

Patty Foster, directrice dans une banque de Calgary qui vit à Okotoks, banlieue un peu plus au nord, a voté progressiste-conservateur presque toute sa vie. Elle a tourné sa veste il y a un an. «Nous sommes en déficit et nous ne devrions pas l'être, dénonce-t-elle. Et toutes les idées de Danielle Smith ont du sens: elle est claire, elle est précise. On l'aime!»

Selon les sondages, le Wildrose, un parti qui n'existait pas il y a cinq ans, pourrait mettre fin lundi à 41 ans de règne progressiste-conservateur. Ce serait l'équivalent d'un tremblement de terre politique pour l'Alberta. Depuis 1905, la province n'a été gouvernée que par quatre partis: le Parti libéral jusqu'en 1921, les United Farmers jusqu'en 1935 et le Crédit social jusqu'en 1971.

L'onde de choc pourrait se répandre partout au Canada, à commencer par Ottawa, où le Wildrose serait susceptible d'exercer une influence considérable. Ses liens avec les conservateurs fédéraux sont nombreux, même si la droite albertaine juge parfois les troupes de Stephen Harper trop progressistes.

Même au Québec, les contrecoups pourraient être ressentis avec la promesse de Danielle Smith de s'attaquer aux transferts fédéraux, dont la péréquation, qui rapporte plus de 7 milliards de dollars par année à la province.

Quel changement?

Conscients des enjeux de ces élections, tous les partis tentent de récupérer ce désir de changement des Albertains. «Les deux principaux partis parlent de changement, mais de manière très différente», observe Bruce Cameron, de la firme de sondages Return On Insight.

«La chef du Parti progressiste-conservateur (PPC), Allison Redford, propose de changer le parti de l'intérieur, ce que ses prédécesseurs ont déjà été capables de faire avec succès pour rester au pouvoir», poursuit le sondeur.

«Mais le message que la chef du Wildrose présente, c'est qu'il est temps de changer le gouvernement. Et je pense que c'est ce message-ci qui vient chercher le plus d'électeurs.»

Nouveau Reform c. red tories?

Le septième étage de l'immeuble des sciences sociales de l'Université de Calgary n'a rien de bien différent d'autres couloirs d'université: des murs beiges, des portes entrouvertes qui donnent sur des bureaux de professeurs, des traces de café sur le plancher, des affiches sur les murs...

Pourtant, c'est ici, dans le département des sciences politiques, qu'est née la fameuse «École de Calgary», un groupe à caratère non officiel de professeurs et d'intellectuels de droite qui partagent certaines idées, dont la responsabilité fiscale, le respect du partage des compétences provinciales et la limitation de la taille du gouvernement.

Preston Manning, Stephen Harper et Danielle Smith ont fréquenté les groupes de discussions organisés par les professeurs Tom Flanagan, Barry Cooper, Ted Morton, Rainer Knopff ou David Bercuson.

Des membres de l'École de Calgary, dont le politologue Tom Flanagan, ont été liés de près à la création du Reform Party dans les années 90, puis à celle de l'actuel Parti conservateur du Canada. Tom Flanagan a dirigé la campagne de Stephen Harper en 2005-2006. Il dirige aujourd'hui celle de Danielle Smith.

Marco Navarro, politologue et ex-Montréalais qui a fait ses études supérieures ici, convient qu'il existe plusieurs similarités entre le Wildrose et le Reform. «C'est une nouvelle manifestation de ce qu'est essentiellement une vieille querelle», dit-il.

Cette «querelle» oppose les red tories, ou les conservateurs plus progressistes, et les conservateurs qui se réclament du réel conservatisme, comme celui du Reform Party.

«Ce sont des idées albertaines, en fait, qui trouvent leur propre véhicule, ajoute M. Navarro. Le véhicule actuel est le Wildrose. Il y a 20 ans, c'était le Reform Party. Et 20 ans plus tôt, c'était le Crédit social.»

What does Alberta want?

Le nerf de la guerre dans cette campagne électorale demeure d'abord et avant tout économique, insiste cependant le politologue, qui travaille comme directeur de recherche au Frontier Centre for Public Policy, laboratoire d'idées libertarien de l'Ouest canadien.

«Les gens veulent vivre selon leurs moyens. Ils reconnaissent que l'Alberta est très riche, mais ils veulent que cette richesse soit gérée adéquatement. Et elle a été mal gérée.»

Selon les conclusions d'une étude menée par le Collège de Lethbridge en 2011, qui s'est penchée sur l'opinion des Albertains sur six questions comme l'avortement, le suicide assisté ou le mariage entre conjoints de même sexe, «contrairement aux stéréotypes, les Albertains sont plus progressistes que conservateurs dans leur pensée sur ces questions», peut-on lire.

Quant aux supporteurs du Wildrose, ils «sont légèrement plus conservateurs que l'Albertain moyen, mais seulement légèrement, a noté l'un des auteurs, le professeur Farron Ellis. En fait, ils sont plus près de l'Albertain moyen [...] que le sont les supporteurs libéraux ou néo-démocrates».

«Danielle», comme l'appellent ses partisans, martèle donc les thèmes économiques depuis le début de la campagne et évite le plus possible les épineuses questions sociales controversées, pourtant chères à une partie de son électorat.

La chef du Wildrose depuis 2009 déplore sans relâche les déficits budgétaires engagés par la province au cours des dernières années. Elle pourfend l'approche du gouvernement devant les redevances dans le domaine énergétique, qui avaient soulevé la grogne de l'industrie. Elle dénonce ce qu'elle décrit comme des dépenses excessives du gouvernement, dont celles du scandale des indemnités, qui a permis à des députés de toutes les formations d'empocher des milliers de dollars en bonis pour un comité qui ne siégeait pas.

Celle qui se décrit comme une libertarienne se présente comme une militante progressiste-conservatrice que le parti a laissé tomber en s'éloignant trop de ses principes conservateurs.

La peur du «programme caché»

Le spectre du «programme caché» de droite s'est malgré tout invité dans la campagne à plusieurs reprises. La promesse du parti de permettre aux Albertains de se prononcer par référendums sur des questions de politique provinciale en est un exemple.

Danielle Smith a affirmé qu'elle soumettrait les éventuelles questions de référendum à un juge, pour s'assurer qu'elles respectent les chartes des droits.

Ses détracteurs l'ont néanmoins accusée d'ouvrir la porte au changement d'orientations sociales comme l'avortement et les mariages entre conjoints de même sexe.

«On est en Alberta, pas en Alabama!», a lancé le leader libéral Raj Sherman lors du débat des chefs la semaine dernière.

Danielle Smith a multiplié les déclarations pour rassurer les électeurs. Elle a promis que son gouvernement «ne légiférerait pas sur les questions sociales contentieuses» et rappelé qu'elle était elle-même «pro-choix et pro-mariage gai».

Mais d'autres événements et controverses aidant, elle a continué d'être la cible des attaques de ses adversaires.

La bataille de Calgary

«Si les progressistes-conservateurs veulent avoir une chance d'être compétitifs, ils devront rendre les électeurs libéraux très inquiets quant aux questions des droits sociaux», a analysé le sondeur Bruce Cameron il y a quelques jours.

M. Cameron croit en la possibilité que des électeurs plus à gauche, comme des libéraux ou des néo-démocrates, puissent être tentés de «se boucher le nez» et de voter pour les conservateurs lundi pour éviter une victoire du Wildrose.

Le sort des élections et l'avenir du Wildrose ou des progressistes-conservateurs pourraient donc se jouer dans des circonscriptions comme celle de Highwood, où se trouve la petite ville de High River.

La circonscription du sud de Calgary, où Danielle Smith réside et a présenté sa candidature, est hautement symbolique de la lutte qui se joue à l'échelle provinciale. Mme Smith y affronte John Barlow, éditeur bien connu d'un journal local.

Progressiste-conservateur depuis 1975, Highwood est le lieu de naissance de Joe Clark, ancien premier ministre du PPC fédéral et adversaire politique de Preston Manning et de son père, Ernest Manning, premier ministre créditiste de la province pendant 15 ans.

C'est une circonscription diversifiée, avec la «vieille Alberta» des ranchs, mais aussi la «nouvelle Alberta» à Okotoks, municipalité en croissance rapide, avec des résidants aux revenus plus élevés.

Aux dernières élections, les verts, les libéraux et les néo-démocrates avaient obtenu environ 20% des votes.

L'appui traditionnel des progressistes conservateurs restants, mêlé à un vote stratégique anti-Wildrose, sera-t-il suffisant pour faire tourner le vent dans une circonscription comme Highwood?

Quoi qu'il arrive, la chef conservatrice Allison Redford ne pourra sans doute pas compter sur l'appui d'anciens supporteurs comme la directrice de banque Patty Foster ou Sheila Belsher, sexagénaire propriétaire d'un stand de crème glacée à Okotoks: «Ce que ça prendrait pour que je vote pour eux? Il faudrait qu'Allison Redford vienne ici et dise que les dépenses dans ce parti sont rendues hors de contrôle - et qu'elle s'engage à régler le problème.»

Et encore, intervient son mari, retraité: «Je pense que c'est le temps d'un changement.»

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«LES DANNY-DOLLARS»

Le Wildrose a promis dès le début de la campagne de retourner aux Albertains des dividendes sur les revenus pétroliers, sous la forme de chèques de 300$. La mesure a été qualifiée de populiste par ses adversaires, qui l'ont comparée aux «Ralph Bucks» de l'ancien premier ministre Ralph Klein en 2005.

LE PRIVÉ EN SANTÉ?

Une approche centrée sur les patients ou la porte ouverte au privé en santé? Le Wildrose compte payer pour les services de santé en clinique privée lorsque le temps d'attente dans le réseau public excède certains délais. Danielle Smith s'est néanmoins engagée à respecter les principes de la Loi canadienne sur la santé. Le Parti progressiste-conservateur promet de son côté de bâtir jusqu'à 140 cliniques de soins familiaux pour accélérer l'accès aux soins de santé.

RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

Au débat des chefs, le mot environnement a peu ou pas été prononcé. Cette semaine, le refus de Danielle Smith de reconnaître que l'activité humaine contribue au réchauffement climatique a replacé l'environnement au centre des débats pour quelques heures dans la province des sables bitumineux.

UNE LUTTE ENTRE FEMMES

Trois provinces et un territoire ont une femme première ministre, dont deux élues. C'est la première fois, cependant, que deux femmes luttent en campagne électorale pour le poste de premier ministre.

«L'AUTRE» ÉLECTION

En plus des députés, trois sénateurs seront élus lundi dans la province. C'est une élection symbolique, qui n'a pas de force contraignante pour le gouvernement fédéral. L'Alberta est la seule province à tenir de telles élections sénatoriales. Le premier ministre Stephen Harper a nommé l'un d'eux à la Chambre haute: Bert Brown, en 2007.

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ALLISON REDFORD > Parti conservateur. Avocate de 47 ans, elle a succédé à Ed Stelmach à la tête du Parti progressiste-conservateur il y a à peine six mois.

DANIELLE SMITH > Wildrose. Elle n'avait pas 40 ans lorsqu'elle a été élue chef du parti Wildrose. Cette ancienne membre de l'équipe éditorial du Calgary Herald a aussi travaillé à l'Institut Fraser.

BRIAN MASON > NPD. Le chef du Nouveau Parti démocratique est en politique depuis plus de 20 ans. Certains ont évoqué la possibilité que son parti détienne la balance du pouvoir, dans l'éventualité de l'élection d'un gouvernement minoritaire.

RAJ SHERMAN > Parti libéral. Il a 46 ans et s'est fait connaître pour ses critiques sévères à l'égard son propre gouvernement sur sa gestion du système de soins de santé. Ce médecin urgentiste est devenu chef du Parti libéral après avoir été éjecté du caucus conservateur en 2010.