Le fric change tout, constate notre chroniqueur: nos désirs, nos goûts. Il change aussi ce qu'on attend d'un homme, quand on est une femme indépendante vivant en 2012.

Il fut une époque où c'était clair: monsieur allait travailler chaque matin, ramenant un butin suffisant pour que madame puisse s'occuper des enfants toute la journée à la maison. Pensez à Mad Men, qui était dans la continuité banlieusarde d'une dynamique lancée à l'âge de pierre. C'était avant le grand renversement des rôles traditionnels des hommes et des femmes.

Aujourd'hui, vous le savez, tout a changé. Don Draper, héros de Mad Men, en prendrait plein la gueule. Les femmes travaillent, ont des carrières, font de l'argent.

Pire: elles commencent même à faire plus d'argent que les hommes!

(J'ai dit «pire», mesdames, pour vous faire avaler votre café de travers...)

En moyenne, en 2009, l'écart salarial n'était plus que de 12% entre les hommes (22,19$ l'heure) et les femmes (19,41$). L'arrivée massive des femmes sur le marché du travail, il y a une trentaine d'années, a eu un impact positif sur les revenus des ménages québécois, me signale l'économiste Pierre Fortin, notamment parce que cela a permis de compenser la stagnation des salaires.

Mais derrière les statistiques économiques, il y a cette réalité: il y a des femmes qui, soudainement, gagnent plus que les hommes. Ça grince dans les condos, dans les bungalows et monster houses de Brossard...

Le hic, c'est qu'il n'y a pas de manuel d'instructions pour gérer la relation entre un homme et une femme qui gagne plus d'argent que lui. Un peu comme la génération de mes parents (nés autour des années 50), qui a inventé sur le tas des modèles de garde partagée rendus nécessaires par la facilitation du divorce, ma génération (post-1970) est en train de gérer le quotidien d'un amour où madame gagne plus que monsieur.

Sophie Labonne est spécialiste en gestion des avoirs à la Banque Scotia. Le cordon entre la bourse et le coeur, elle l'a vu évoluer depuis ses débuts en planification financière, il y a 26 ans. «Si vous entendez un homme dire qu'il n'a aucun problème à ce que sa blonde fasse plus d'argent que lui, dites-vous qu'il ment de façon éhontée! On a beau être en 2012, l'homme a encore besoin de protéger, de prodiguer et de détenir...»

Ce n'est pas l'argent qui a fini par séparer Marie-Pierre Allard de Nelson Ercia, qu'elle a rencontré à Cuba en 2007. Transplanter ici un Cubain qui ne parle pas français, qui n'a pas de réseau ou de métier, tout ça finit par élimer l'amour...

Mais le décalage avec les revenus de Marie-Pierre, prof à l'Université de Sherbrooke, n'a pas aidé les choses.

«L'argent, c'est le pouvoir, dit Marie-Pierre. Le pouvoir de décider, notamment. Il ne faut pas en abuser, c'est dur pour l'ego d'un homme, surtout quand il est issu d'une société machiste comme Cuba.»

Ah, le «pouvoir de décider» ! Jérémie peut vous en parler. Titre de son courriel, en réponse à mon appel à tous: «Ma blonde fait le double de mon salaire». Lui: 45 000$ par année. Elle: 100 000$.

«Aucun problème, nous sommes en 2011, elle a fait des études, elle mérite ce salaire, je ne me sens pas diminué pour autant», me jure Jérémie (qui n'a jamais répondu à mes demandes d'entrevue, cependant...).

Le hic, dit-il, c'est qu'avant, dans sa vie de colocation avec un ami, il décidait de tout. C'est fini, ça. Jérémie ne décide plus, dans la maison.

Tenez, madame voulait acheter un nouveau réfrigérateur...

Monsieur a résisté: il fonctionne parfaitement, notre frigo, c'est quoi le problème?

Madame: il est blanc, j'en veux un noir...

«Je n'ai aucun rapport de force, constate Jérémie. Tout ce que je peux faire, c'est de tenter de la convaincre.»

Il y a désormais, dans leur maison, un frigo neuf. Il est noir, selon les voeux de madame.

«Elle a bien le droit, écrit Jérémie, c'est SON argent! Je sonne comme un homme frustré, O.K. Mais dans le fond, je suis plutôt comme une femme des années 60 sans travail qui subit ce que son mari décide...»

Betty Draper, sors de ce corps.

* * *

Le fric change tout. Il change nos désirs, il change nos goûts, il change ce qu'on considère comme acceptable ou pas comme voiture à conduire, comme quartier à habiter, comme destination de voyage à envisager.

Il change aussi ce qu'on attend d'un homme, quand on est une femme indépendante vivant en 2012.

J'ai rencontré Julie - ce n'est pas son vrai nom - dans son condo d'Outremont, un petit appart coquet bien décoré, plein de plantes. Elle m'avait écrit pour me raconter sa petite histoire d'amour, avec un adepte de simplicité volontaire qui faisait beaucoup, beaucoup moins de sous qu'elle, habitant dans un logis beaucoup, beaucoup moins coquet que le sien: deux serviettes de douche, deux tasses «et un kit de vaisselle version chalet».

Extrait: «Nous sommes en adaptation, m'a-t-elle écrit. Moi, à me demander ce que je fais avec un gars si «pauvre», lui, à essayer de ne pas me décevoir...» Puis, un peu de Piaf (La goualante du pauvre Jean): «Rien ne vaut une belle fille qui partage votre ragoût, sans amour on n'est rien du tout...» Pour tout de suite, m'a écrit Julie, j'ai décidé de partager mon ragoût.

Rendez-vous fut pris, je me suis invité deux semaines plus tard à manger un ragoût avec ce couple financièrement mal assorti. Quand je suis arrivé, il n'y avait que deux assiettes.

- Ton chum n'est pas là?

- C'est fini, a fait Julie, résignée.

Elle m'a raconté l'amour au temps des disparités de revenus. Ce n'est pas la seule chose qui a freiné son amour. Mais, comme pour Marie-Pierre, disons que ça n'a pas aidé. Résumons ça ainsi: peut-on aimer un gars qui n'a pas de tapis de douche?

- Quand on a accumulé des choses, fait-elle en cognant sur la table de la cuisine, ça montre qu'on travaille fort, qu'on veut se faire un nid...

- Et lui...

- Lui, il n'avait pas de tapis de douche. Et il n'en voulait pas.

Après 11 mois, Julie et son chum se sont laissés. En bons termes. Sans jamais évoquer ce gouffre financier entre eux.

- C'est vrai que sans amour, comme dit Piaf, on n'est rien du tout?

- Je pense que oui. Il nous manque quelque chose si on n'a pas d'amour à donner, à recevoir.

- Si on te dit que l'argent, c'est pas important...

- C'est super important, répond Julie. Il y a des filles qui veulent un millionnaire. Pas moi. Mais je veux pas aller aussi bas. Je veux un tapis de douche.

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À LIRE DEMAIN: L'argent et le bonheur