L'asile, jamais plus, avait-on promis. Au Québec, les sévices d'antan ont marqué les consciences. Pourtant, un demi-siècle après le début de la désinstitutionnalisation, le tabou commence à se fissurer. Des psychiatres osent réclamer l'internement d'une minorité de patients avec qui toutes les tentatives de réadaptation ont échoué. Et des familles dénoncent le droit de refus de traitement accordé aux malades mentaux.

Première de classe et pleine d'entrain, Nathalie avait tout pour réussir. Elle a commencé à déraper à 14 ans. Des crises inexplicables. Pour sa mère, Lucie Couillard, et elle, ce fut le début d'une longue descente aux enfers.

Il y a eu les psychoses, la drogue et, fatalement, la rue. Deux ans à errer sur les trottoirs impitoyables du centre-ville de Montréal. En échangeant une seringue, au fond d'une ruelle, Nathalie a contracté l'hépatite C. Et le VIH.

Un jour, elle a voulu en finir avec sa vie de chien. «Il a fallu qu'elle passe sous deux wagons de métro pour obtenir un diagnostic: schizophrénie», raconte sa mère.

Ballottée pendant des années d'un hôpital à l'autre, Nathalie a fini par atterrir à Louis-H. Lafontaine en 2006. Elle y est toujours.

Aujourd'hui, à 35 ans, elle est «très tranquille», selon sa mère. Il lui arrive même d'être heureuse. Mais elle a longtemps refusé tout traitement.

«Elle ne voulait plus vivre. Je me suis battue pour la faire soigner. Il y a un problème dans notre société. Si une personne atteinte de troubles mentaux ne collabore pas, on ne peut rien faire. On la renvoie dans la rue. C'est grave!»

D'un extrême à l'autre

À Montréal, de 2000 à 6000 sans-abri ont des problèmes de santé mentale. Ils semblent seuls au monde, mais bon nombre d'entre eux ont des parents qui, comme Mme Couillard, ont tout tenté pour les aider. Et qui sont désespérés.

Plusieurs de ces proches se sont butés à la loi, qui ne permet d'hospitaliser une personne contre son gré que lorsqu'elle représente un danger «grave et immédiat» pour elle-même ou pour autrui.

Au sens de la loi, vivre dans la rue ne représente pas un danger «grave et immédiat» pour une personne malade.

Léonie Couture n'est pas d'accord. «C'est dangereux de vivre dehors. Surtout pour les femmes», souligne la fondatrice du centre d'hébergement Rue des femmes, à Montréal.

«Il ne s'agit pas de construire de nouveaux asiles, mais on est passé d'un extrême à l'autre. Aujourd'hui, on abandonne les gens dans la rue à cause de cette loi, qui fait en sorte qu'une personne totalement perdue a le droit de refuser un traitement, même si elle n'est pas en état de le faire.»

Guylaine Laberge, directrice du Maillon, organisme saguenéen de soutien aux familles, va plus loin: selon elle, l'entrée en vigueur de la Loi sur la protection des personnes dont l'état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui, il y a près de 14 ans, a carrément coûté la vie à certaines des personnes les plus vulnérables de la société québécoise.

«Je ne pouvais pas croire qu'on allait laisser mourir des gens, mais on en est là. Il y a de plus en plus de gens qui se suicident ou qui sont trouvés morts gelés quelque part.»

Ce cri du coeur surprend le directeur de la santé mentale au ministère de la Santé, Alain Delorme. Il ne croit pas que l'application de la loi ait provoqué des morts. Il souligne que les familles peuvent se tourner vers les tribunaux afin d'obtenir des ordonnances de traitement pour leurs proches. Le processus n'est toutefois pas aisé.

Le Dr Delorme reconnaît que la loi est extrêmement controversée. Car contrairement aux familles, les organismes de défense des droits des malades mentaux la jugent beaucoup trop coercitive.

«C'est une loi d'exception puisqu'elle restreint le droit fondamental de circuler librement, explique le Dr Delorme. Le législateur a tenté de trouver l'équilibre difficile entre le respect de ce droit et les préoccupations des familles, qui se sentent impuissantes à aider leurs proches.»

Pour le retour à l'internement?

Dans les rues de Montréal, les malades mentaux semblent toujours plus nombreux «et plus agressifs», selon Yves Francoeur, président de la Fraternité des policiers de Montréal.

Résultat, les policiers sont de plus en plus souvent aux prises avec des sans-abri en crise - ce qui a parfois des conséquences funestes.

«On a dénoncé les asiles mais, aujourd'hui, il n'y a rien pour les gens incapables de prendre soin d'eux, déplore-t-il. Notre système les a complètement abandonnés.»

Le policier estime que des quelque 25 000 sans-abri de Montréal, «de 400 à 500 auraient peut-être besoin d'être internés. Qu'est-ce qu'on fait? On les laisse dans la rue ou on prend nos responsabilités en tant que société?»

La question se fait de plus en plus pressante à mesure que, comme le reste de la population, les sans-abri vieillissent. «Cela m'inquiète énormément. Ils arrivent à un point où, physiquement, ils ne peuvent plus vivre dans la rue. Leur corps est trop usé, dit Olivier Farmer, psychiatre au CHUM. Très souvent, ils sont aussi incapables de vivre en logement, parce qu'ils ont perdu l'habitude de le faire.»

Que faire avec ces sans-abri malades et vieillissants? Les pires cas auront sans doute besoin d'être hospitalisés à long terme, voire pour le reste de leur vie, admet le Dr Farmer. D'où l'importance de «sauver» ceux qui n'ont pas encore atteint ce point de non-retour.

Le Dr Farmer propose de réserver une dizaine de lits au CHUM pour les sans-abri. Et de constituer une équipe d'une vingtaine de professionnels, dont quatre psychiatres, afin d'offrir des soins adéquats à cette clientèle difficile et vulnérable.

Le programme coûterait environ 5 millions de dollars par an, mais il permettrait de retirer des centaines de sans-abri de la rue, estime le Dr Farmer.

Il ne manque que la volonté politique. Sur ce point, Alain Lesage, psychiatre à l'hôpital Louis-H. Lafontaine, entretient peu d'espoir.

«Ces gens ne sont pas une priorité. On connaît les solutions depuis longtemps, mais les ressources ne sont pas déployées. C'est aussi simple que cela. C'est une faillite remarquable. Je ne sais pas combien de morts il faudra encore pour qu'on agisse.»