Voisin: espèce indigène tant des villes que des campagnes, reconnaissable habituellement par son front de boeuf et sa tête de cochon. Souvent discret pendant l'hiver, il profite généralement du retour des beaux jours pour écouter une radio sirupeuse dans sa cour, émonder vigoureusement l'arbre de l'autre côté de la clôture (dont il n'a toujours pas payé sa part, d'ailleurs) ou pour scier tout et n'importe quoi, en autant que ça fasse du bruit. Il vient rarement seul : il y a aussi les enfants du voisin, le chien du voisin, la tondeuse du voisin. Le comportement du Voisinus Quebecus est abondamment documenté dans la littérature juridique. Aperçu.

C'est apparemment le jour où M. Giroux s'est mis à scier du béton dans sa cour que M. Tremblay a pété les plombs. Après un hiver passé à s'engueuler sur la disposition des bancs de neige, M. Tremblay a décidé que, désormais, ce serait oeil pour oeil, dent pour dent. Alors, pour lui rendre la pareille, M. Tremblay a sorti sa souffleuse à neige, l'a démarrée et l'a laissée gronder à côté du garage de M. Giroux.

L'histoire s'est passée à Vaudreuil au printemps 2000 et les détails ont été compilés par le juge Raymond Boyer de la division des petites créances. Seuls les vrais noms des parties ont été changés. Un jugement comme tant d'autres, qui n'a pas fait la une, mais qui révèle ô combien les relations entre voisins peuvent s'envenimer jusqu'à verser dans le pathétique, voire le grotesque.

Les relations entre les Giroux et les Tremblay n'ont jamais été harmonieuses. Bien avant l'arrivée des beaux jours, s'est plaint M. Tremblay, M. Giroux a pelleté la neige contre sa clôture, jusqu'à la faire pencher. M. Tremblay a aussi affirmé au juge que sa neige avait été aspergée d'une «matière colorante jaune»... Le chien de M. Giroux? Non, accuse-t-il, M. Giroux lui-même!

Celui-ci ne se serait d'ailleurs pas gêné pour s'installer sur son balcon pour mieux se moquer des Tremblay, forcés par la Ville de modifier leur clôture qui n'était pas réglementaire. Par qui avaient-ils été dénoncés? Leur voisin, évidemment.

Alors, quand M. Giroux s'est mis à scier du béton, et que M. Tremblay a sorti sa souffleuse, la police est intervenue. Elle a blâmé M. Tremblay, mais pas M. Giroux. M. Tremblay a copieusement arrosé son voisin de «propos orduriers que la décence interdit de reproduire», écrit le juge. Et à partir de ce moment, tout s'est mis à déraper.

Vivre en harmonie... ou pas

Suffit de taper quelque mots clés dans le répertoire des jugements rendus au Québec pour voir à quel point les chicanes de voisins peuvent tomber bas.

Il y a les traditionnelles menaces, comme cette locataire qui s'est retrouvée au Tribunal des droits de la personne le mois dernier. Elle a ordonné à sa voisine de cesser de passer l'aspirateur... le samedi après-midi. «Si vous continuez comme ça, vous devrez payer comme l'autre madame qui était là avant vous.»

Cette même locataire était persuadée qu'il existait dans son immeuble une véritable conspiration contre elle. Son voisin d'en bas, affirmait-elle, souffle dans une trompette chaque fois qu'elle va aux toilettes. Même la nuit! Et le pire, a-t-elle martelé, c'est que les voisins s'échangent la trompette pour mieux la rendre folle!

Le juge a plutôt retenu la version du concierge: tuyauterie vétuste.

Au rayon des insultes, ces voisins de Pierrefonds n'ont pas manqué de vocabulaire lors d'une épique chicane de poubelles. «Vous m'avez alors invectivé d'injures en me traitant de "vieux fou" de "malade mental", "d'aller me faire soigner" et vous m'avez crié de déménager», a accusé l'un d'eux, lors d'une comparution en Cour supérieure ce printemps.

Ces mêmes voisins avaient déjà appelé les pompiers à cause de fortes odeurs de gaz. Les pompiers ont rapidement trouvé la source : le BBQ d'à côté. La dame dit en avoir été incommodée au point de devoir garder le lit. Son mari a affirmé que le voisin, aux commandes de son engin de cuisine, le regardait « d'un air moqueur et malicieux». Le voisin n'a pas contredit ses affirmations.

Un autre, de Cap-Santé près de Québec, s'était déjà engagé devant un tribunal à ne pas nuire à la vie privée de sa voisine. Un incident les a ramenés devant la cour en 2006: un jour que la voisine se promenait dans la rue, l'homme a crié à son chien: «Vas-y, Ti-loup, mange-la tabarnak!»

«S'agit-il d'une contravention à l'ordonnance du Tribunal?» se demande le juge. Pas vraiment, répond-il. L'invective ne brimait pas la voisine dans son droit à sa propriété. Mais ce n'était certes pas très délicat. La requête de la voisine a été rejetée.

Poubelles, affiches et gazon

À Vaudreuil, après l'épisode «scie contre souffleuse», le ton a monté.

M. Giroux a installé des projecteurs dans sa cour arrière, dont l'un éblouissait la cuisine des Tremblay. Ceux-ci ont riposté en allumant leurs projecteurs dès que M. Giroux se rendait dans sa cour. M. Giroux a alors installé des fanions : quand le vent souffle, les fanions déclenchent le détecteur de mouvement des projecteurs des Tremblay. En résulte un espèce d'effet stroboscope irrégulier, assez dérangeant merci, se plaignent-ils.

Au cours de l'été, M. Giroux prend soin de se placer près de la clôture pour scier du bois ou du béton, avec toute la poussière qui va avec. Et il le fait, note le juge, dès que des vêtements sont accrochés sur la corde à linge des Tremblay.

Le jour des ordures, M. Tremblay donne des coups de pieds aux poubelles de M. Giroux. Un soir, M. Giroux retrouve ses poubelles sur le terrain du voisin. Le fond a été découpé... Le lendemain matin, plantée sur le terrain des Tremblay, une affiche dirigée vers la maison des Giroux indique: «Gardez vos poubelles chez vous».

C'est alors que les oeufs - eh oui! - commencent à pleuvoir. L'affiche des poubelles des Tremblay en est maculée, tout comme celle des Giroux qui indique «Souriez, vous êtes filmés». Les deux garages sont bombardés. Les vêtements sur la corde à linge des Giroux aussi.

Neige, clôture, poubelles, corde à linge, et quoi encore ? Gazon, évidemment. Un matin, la pelouse des Tremblay a subitement jauni au cours de la nuit. La police est rappelée. Constate les faits. Commande une expertise en laboratoire. Conclut qu'un herbicide a été malicieusement vaporisé sur la pelouse. Par qui? L'histoire ne le dit pas.

Mais M. Giroux, lui, a sa petite idée. «Ce printemps-là, on a tous eu des problèmes de souris dans la pelouse, a expliqué l'homme à La Presse cette semaine. Mon voisin disait que c'était de ma faute. Il a mis de l'herbicide trop puissant, il a lui-même brûlé sa pelouse!»

En un an et demi, les policiers se sont présenté 88 fois chez les Giroux et les Tremblay, «et je n'ai pas été blâmé une seule fois», affirme M. Giroux. Dix ans après les faits, M. Giroux habite toujours au même endroit mais ses voisins, eux, ont déménagé en 2005. «Ç'a été un soulagement», confie M. Giroux. Depuis ce jour, son quartier est redevenu paisible.