Lorsque la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) a été appelée à intervenir à trois reprises auprès de la famille Shafia, la possibilité d'un «crime d'honneur» était «inconcevable». Aujourd'hui, la DPJ admet que la tragédie qui a coûté la vie à Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, Geeti, 13 ans, et à la première femme de leur père, Rona, l'a forcée à faire un important examen de conscience et à «resserrer» un certain nombre de ses pratiques.

La DPJ s'est notamment dotée d'une nouvelle norme provinciale plus stricte afin de clarifier les intentions d'une personne qui prend contact avec elle. Selon Michelle Dionne, directrice de la protection de la jeunesse au centre jeunesse de Montréal, il y a eu une certaine «ambiguïté» autour des démarches entreprises auprès de la DPJ dans le dossier Shafia. Elle affirme qu'en juin 2009, un appel fait par une intervenante de l'école de Sahar avait été enregistré comme une «demande de consultation» pour obtenir des conseils, plutôt qu'un signalement, qui mène automatiquement à l'intervention d'un travailleur social. Moins d'un mois après cet appel, les trois filles Shafia ont été trouvées noyées au fond de l'écluse de Kingston, en Ontario.

Les intervenants ont aussi reçu la consigne d'utiliser des interprètes en tout temps et de consulter les experts en matière ethnoculturelle. Et, désormais, la notion de crime d'honneur fera partie de l'équation.

La possibilité d'un crime d'honneur «n'était pas du tout, du tout, du tout dans notre esprit lorsqu'on a abordé l'évaluation du [dossier Shafia]. Ça ne faisait pas partie d'une réalité possible, c'était inconcevable pour nous, on n'avait jamais été aux prises avec ça», souligne Mme Dionne.

L'ingérence de la DPJ a-t-elle pu contribuer à la perpétration des meurtres?

«Pour l'ensemble des familles, quand la DPJ arrive et les interpelle sur la façon dont ils répondent aux besoins de leur enfant, je pense que c'est vu comme un reproche, un blâme et il y a quelque chose qui touche la dignité ou l'honneur, répond Mme Dionne. Dans le cas de cette famille-là, on peut penser que ça a ajouté à une problématique déjà très lourde autour de l'honneur. Jusqu'où ça a pu contribuer? On ne le saura jamais. Mais ce n'est pas exclu.»

C'est la première fois que la DPJ réagit publiquement à sa participation au dossier Shafia, ayant gardé une réserve durant le procès de Mohammad Shafia, sa femme Tooba Yahya et leur fils Hamed, tous trois reconnus coupables de meurtres prémédités.

Le premier signalement été fait en mai 2008 par la direction de l'école Antoine-de-Saint-Exupéry, fréquentée par quatre des enfants Shafia. Selon la preuve présentée au procès, Sahar, qui avait alors 16 ans, avait confié à un enseignant que ses parents voulaient lui imposer le port du voile et que Hamed la brutalisait occasionnellement. Elle avait également dit avoir tenté de se suicider en ingurgitant des médicaments, ce à quoi sa mère avait réagi en affirmant: «Si elle veut se tuer, qu'elle le fasse.»

Une travailleuse sociale du centre Batshaw, qui offre des services de protection de la jeunesse aux anglophones, a été affectée au dossier. Lorsque Sahar a su que ses parents seraient mis au courant, elle a changé sa version des faits. Les Shafia ont nié toute forme de violence à la maison. Le dossier a été fermé.

Environ un an plus tard, en avril 2009, Zainab s'est brièvement réfugiée dans une maison pour femmes en difficulté. Craignant alors la réaction de leurs parents, quatre de ses frères et soeurs ont arrêté un passant dans la rue et lui ont demandé d'appeler le 911.

Hors des heures normales

Ils pensaient que leur vie pouvait être en danger. Lorsqu'ils ont rencontré les policiers, les enfants ont raconté que leur père et leur grand frère étaient violents à la maison. Les policiers ont alors alerté la DPJ qui s'est présentée au foyer le soir même. Questionnée devant ses parents, l'une des filles a déclaré que ce qu'elle avait dit plus tôt était faux.

«La pratique habituelle est de rencontrer les enfants seuls, dans un endroit neutre, sans en informer les parents pour éviter que les enfants sentent une pression, explique Mme Dionne. Dans la présente situation, nous avons été interpellés un vendredi soir, en dehors de nos heures normales. C'est donc notre équipe d'urgence sociale qui est intervenue. Quand l'intervenant est arrivé, les parents étaient de retour. Nous avons essayé de composer au mieux avec cette contrainte.»

Autre difficulté: à l'époque, la DPJ n'avait pas encore de registre centralisé des signalements. Les intervenants du réseau francophone n'ont donc pas été mis au fait qu'un dossier avait été ouvert l'année précédente. Le registre provincial est entré en vigueur un mois après la mort des Shafia.

Le drame de la famille Shafia a fortement «bouleversé» les intervenants de la DPJ, confie Mme Dionne. «Ç'a été un drame extrêmement difficile qui a forcé une réflexion critique et humble autour de nos façons de faire dans l'intervention auprès des communautés culturelles.»