Le gouvernement Couillard cherche une avenue pour se rapprocher des recommandations du rapport Bouchard-Taylor et donner plus de muscle au projet de loi 62, qui vise à proscrire le port du voile intégral pour donner ou recevoir des services publics.

Selon les informations obtenues par La Presse, on a planché sur une voie de passage qui ferait en sorte que le port de signes religieux serait interdit aux employés qui ont un «pouvoir de coercition» et qui doivent porter un uniforme - les policiers et les gardiens de prison tombent dans cette catégorie.

En revanche, en raison de l'indépendance du système judiciaire, les juges ne pourraient être soumis à cette directive. L'absolue indépendance des magistrats est même garantie dans la Charte des droits de l'homme, a rappelé hier un membre du gouvernement.

Mais du point de vue légal, des obstacles paraissent encore insolubles, la liberté de culte étant inaliénable du point de vue de la Charte canadienne des droits et libertés. Certains proposent de faire un renvoi à la Cour d'appel pour tester la solution envisagée.

Proposition de compromis

La réflexion du gouvernement survient après une proposition de compromis soumise mardi par François Legault, chef de la Coalition avenir Québec (CAQ). La CAQ est prête à laisser tomber l'interdiction de signes religieux pour les enseignants et à revenir à la proposition de la commission Bouchard-Taylor, dans l'espoir de dégager un consensus. La CAQ maintiendrait cette disposition pour les enseignants dans son programme électoral. Le chef péquiste Jean-François Lisée avait aussi indiqué qu'une entente serait possible si Québec se rangeait derrière la proposition faite par la commission lancée il y a 10 ans maintenant.

Mais en dépit de ces propositions de compromis, Philippe Couillard avait soutenu qu'il restait sur ses positions. «Encore une fois, on est en train de mettre sur la table un débat sur un enjeu inexistant», avait-il affirmé. La position du gouvernement, jusqu'ici, était une totale liberté pour les juges, les policiers ou les gardiens de prison qui souhaiteraient porter des signes religieux visibles. Le refus de Philippe Couillard de saisir au bond l'offre de compromis a été critiqué par bien des observateurs.

Cette déclaration avait fait bondir le sociologue Gérard Bouchard. En entrevue à Radio-Canada, M. Bouchard a soutenu qu'au contraire, il est «urgent» d'intervenir «de manière énergique», même si c'est «préventif». «On se retrouverait en pleine soupe, encore une fois», si des juges ou des policiers décidaient de porter un signe religieux quand ils sont en fonction, a-t-il observé.

Possibilité de renvoi à la cour d'appel

La position du gouvernement est en mouvance. «On est en train de regarder ça», observe-t-on. La capacité du gouvernement employeur de prescrire l'uniforme pour les policiers et les gardiens de prison pourrait lui permettre de proscrire le port de signes religieux, croit-on. «Quand une autorité hiérarchique peut prescrire un code vestimentaire, cela pourrait faire l'objet de réglementation», explique-t-on au gouvernement.

Mais les experts constitutionnels croient qu'une telle disposition serait inévitablement testée par les tribunaux. «Mais cela pourrait prendre plusieurs années avant que la cour se penche là-dessus.» La Cour suprême a déjà indiqué que le port du turban pour un agent sikh de la Gendarmerie royale du Canada était légal, et la jurisprudence est tout aussi claire pour le port de la kippa juive.

Québec pourrait décider de soumettre de lui-même l'orientation choisie à sa Cour d'appel - seul le fédéral peut faire un renvoi directement à la Cour suprême. Cependant, les tribunaux n'aiment pas être ainsi consultés sur un principe en l'absence de faits pour donner du contexte à la requête.

Le port d'un uniforme est considéré comme une limite raisonnable à la liberté d'expression, mais le port du voile touche à la liberté de culte. Québec avait déjà soumis à la Cour d'appel le rapatriement de la Constitution du gouvernement Trudeau en 1981, ainsi que les dossiers plus récents du registre des armes à feu et de la commission nationale des valeurs mobilières.

Bientôt une nouvelle version

Le projet de loi 62 aura besoin d'une révision en profondeur pour apporter des précisions sur ce que peut interdire le gouvernement tout en restant conforme à la Charte canadienne. L'interdiction du voile intégral n'est pas vulnérable en cour - conformément à l'article 1 de la Charte canadienne ou à l'article 10 de la Charte québécoise, on pourrait plaider qu'il s'agit d'une limite « raisonnable » au nom de la sécurité.

Le dépôt de la nouvelle version du projet de loi devrait survenir d'ici deux ou trois semaines, indique-t-on.

Ironiquement nouveau chef du PLQ à l'automne 2013, Philippe Couillard avait jonglé avec le scénario des employés qui «portent des uniformes». Le but était encore là de se rapprocher des propositions de la commission Bouchard-Taylor, à l'exception des dispositions sur les magistrats. Avant de toucher aux juges, Philippe Couillard voulait avoir l'avis du Conseil de la magistrature. Ce virage avait été envisagé après qu'on eut constaté un clivage important chez les députés libéraux.

À l'époque dans l'opposition, le «caucus rural» exerçait des pressions pour que Philippe Couillard abandonne une position théorique, plus légaliste; des députés qui avaient été battus par l'ADQ en 2007 prônaient une position plus politique, plus proche de ce que suggérait Bouchard-Taylor. Chef de l'opposition à l'époque, Philippe Couillard avait fini par repousser cette avenue, influencé par les avocats du caucus - Jean-Marc Fournier, Marc Tanguay et Pierre Moreau -, des tenants de la liberté totale pour ces figures d'autorité.