Depuis qu'il a été élu député de Saint-Jérôme, le magnat de la presse Pierre Karl Péladeau est intervenu plus d'une fois pour que le gouvernement favorise le groupe dont il est l'actionnaire de contrôle, Québecor, en lice pour l'achat de Vision Globale, propriétaire notamment des Studios Mel's.

Début juillet, en commission parlementaire, M. Péladeau a demandé au ministre Jacques Daoust d'intervenir pour que la propriété de Mel's demeure québécoise, sans préciser que Québecor était la seule firme québécoise dans la course. En mai, il avait entrepris d'intervenir directement auprès d'un dirigeant d'Investissement Québec pour promouvoir la proposition de sa compagnie dans cette même transaction.

Deux firmes sont en lice pour acheter ces installations acquises par Vision Globale en décembre 2012, pour un montant de 70 à 80 millions et où Capital régional et coopératif Desjardins et Investissement Québec, le bras financier du gouvernement du Québec, sont des actionnaires minoritaires.

La québécoise Québecor Média et Clearlake Capital, un fonds américain spécialisé dans le cinéma, ont fait des offres, examinées par Investissement Québec. Dans un premier temps, celle de Clearlake était à l'évidence plus intéressante. La firme américaine allait remporter la course, mais après les coupes dans les crédits d'impôts du budget du 4 juin de Carlos Leitao, dans la foulée de sa revue des actifs de Vision Globale (due diligence), elle a revu à la baisse sa proposition, ce qui avait relancé les discussions.

Le 2 juillet dernier, en commission parlementaire au moment de l'étude des crédits du ministère de l'Économie, M. Péladeau a demandé au ministre Jacques Daoust d'intervenir pour que Vision Globale demeure entre les mains d'intérêts québécois. «Voici une entreprise qui est en train de s'en aller entre les mains d'Américains. Investissement Québec a la capacité de dire non et de trouver des solutions alternatives pour que ces intérêts puissent demeurer au Québec», a soutenu le député de Saint-Jérôme, sans préciser que la compagnie dont il est le principal actionnaire était de la partie.

Prudent, surtout surpris de se voir attiré sur ce terrain par l'actionnaire principal de l'un des deux soumissionnaires, le ministre Daoust rappellera à Pierre Karl Péladeau «qu'il y a deux offres actuellement sur la table». Ces propositions seraient examinées différemment «si elles étaient équivalentes, mais elles sont loin d'être équivalentes», a-t-il souligné, allusion à l'avance qu'avait Clearlake Capital. Plus généreuse à l'origine, l'offre de Clearlake présentait aussi l'avantage de brancher les Studios Mel's sur l'industrie cinématographique californienne, rappelait-on.

Pas une première



Ce n'était pas la première intervention de M. Péladeau dans ce dossier, a appris La Presse de sources proches du dossier. Le 13 mai, le député péquiste de Saint-Jérôme avait passé directement un coup de fil à l'un des dirigeants d'Investissement Québec pour mousser la proposition de Québecor. Cette intervention directe, à un haut niveau, avait causé un choc au sein de l'état-major de la société d'État. Au même moment, plusieurs représentants de Québecor faisaient des démarches pressantes pour que le groupe emporte la mise. «Disons que cela poussait de partout du côté de Québecor», résumera l'un des témoins de ces démarches.

Par l'entremise d'un porte-parole, M. Péladeau a confirmé avoir passé un coup de fil en haut lieu à Investissement Québec. «Il a suggéré au dirigeant en question de demander d'autres offres que celle de Clearlake, qui était déjà sur la table», explique-t-on. Quelques heures plus tard, le même porte-parole expliquera plutôt que le député de Saint-Jérôme s'intéressait à cette transaction «parce qu'il y avait un projet de relocalisation de cet équipement à Mirabel, dans sa circonscription».

Règles strictes



L'article 25 du Code d'éthique et de déontologie des membres de l'Assemblée nationale est assez strict sur la possibilité pour un député de soulever des questions susceptibles de le concerner. En fait, cela lui est interdit, et il doit déclarer ses intérêts et se retirer carrément d'un débat où ces questions sont susceptibles d'être abordées.

«Un député qui, à l'égard d'une question dont l'Assemblée nationale ou une commission dont il est membre est saisie, a un intérêt personnel et financier distinct de celui de l'ensemble des députés ou de la population et dont il a connaissance est tenu, s'il est présent, de déclarer publiquement et sans délai la nature de cet intérêt et de se retirer de la séance sans exercer son droit de vote ni participer aux débats sur cette question», stipule le Code.

Quand il avait sauté dans la campagne électorale, en mars, M. Péladeau s'était engagé: «Je vais respecter la loi, le code d'éthique et de déontologie des membres de l'Assemblée nationale, et toutes les directives qui seront énoncées par le commissaire à l'éthique et à la déontologie.» Cette précision suivait de quelques heures une première déclaration où il prévenait qu'il ne vendrait pas ses actions de Québecor même si le commissaire l'exigeait. La chef péquiste Pauline Marois avait au préalable assuré que son candidat se conformerait totalement aux directives.

Le 30 juin 2014, tout juste avant l'intervention de M. Péladeau auprès du ministre Daoust, le Journal de Montréal avait rapporté, en exclusivité, que Vision Globale et les Studios Mel's étaient à vendre et qu'un fonds américain Clearlake Capital «pourrait bien mettre la main sur ce joyau québécois». Le 19 septembre, La Presse rapportait que Québecor était aussi sur les rangs.

Apparence de conflit d'intérêts



En ne divulguant pas son intérêt financier dans l'un des deux concurrents alors qu'il a lui-même soulevé la question en commission parlementaire, M. Péladeau s'est placé à tout le moins «en apparence» de conflit d'intérêts, estiment des universitaires spécialistes en éthique consultés par La Presse.

Une telle intervention «n'est pas très appropriée. Le ministre devait être surpris par une telle question. Je suis porté à dire qu'un député ne peut intervenir pour se favoriser, surtout de quelqu'un qui aspire à être premier ministre du Québec. Le président de l'Assemblée nationale devrait se présenter là-dessus ou à tout le moins confier l'affaire au commissaire à l'éthique», estime Patrice Garant, professeur de droit public à l'Université Laval et spécialiste des questions d'éthique. «Ce n'est vraiment pas orthodoxe. Le coup de fil au dirigeant, surtout, montre une volonté d'influencer [la décision]. Cela ne me surprend pas de la part du personnage!», renchérira Raymond Hudon, spécialiste de ces questions à Laval aussi.

Yves Boisvert, professeur d'éthique à l'École nationale d'administration publique, suggère que «M. Péladeau devait de lui-même se garder une petite gêne» avant de faire de telles interventions. «S'il n'est pas capable de respecter ce cadre-là, il faut qu'il comprenne qu'il y a une notion de conflit d'intérêts réel, d'apparence de conflit d'intérêts et de conflit d'intérêts potentiel. Il doit comprendre ce langage-là parce qu'il est très à risque!», résume M. Boisvert. «Dès l'instant où on se met dans une situation d'apparence de conflit d'intérêts, on devrait prendre des mesures pour s'en retirer», poursuit-il. «On s'attend à ce que le PQ le retire de toutes les questions pouvant concerner ses entreprises personnelles, s'il n'est pas capable de le faire lui-même!», de conclure M. Boisvert.

Pour lui, M. Péladeau s'il devient premier ministre ne pourrait conserver le contrôle de Québecor. S'il devient chef de l'opposition, il pourrait se limiter à une fiducie sans droit de regard, à condition qu'elle soit vraiment étanche. Son mandataire devrait être libre d'agir à sa guise et M. Péladeau ne pourrait lui donner l'ordre de ne pas vendre ses actions.

Joint hier, le commissaire à l'éthique de l'Assemblée nationale, Me Jacques Saint-Laurent, refuse de prendre carrément position. «Peut-être que j'aurai à me prononcer là-dessus. La pire chose qui pourrait arriver, c'est que mon enquête soit attaquée en disant que mon idée était déjà faite.»

Mais le commissaire relève les articles du code d'éthique sur les conflits d'intérêts. À l'article 15, on souligne qu'«un député ne peut se placer dans une situation où son intérêt personnel peut influencer son indépendance de jugement dans l'exercice de la charge». «En d'autres mots, un député doit mettre de côté son intérêt personnel pour privilégier l'intérêt public», explique M. Saint-Laurent. Un autre article précise qu'un député ne peut agir pour favoriser ses intérêts personnels. «Il ne peut profiter du fait qu'il est député ou ministre pour en tirer avantage», explique le commissaire.

Suivent des extraits de la commission parlementaire, de la Loi sur l'Assemblée nationale et du code d'éthique des députés.



Étude des crédits du ministère de l'Économie, commission de l'Économie, 2 juillet 2014

M. Péladeau: «Et nous apprenions, un petit peu plus tôt cette semaine, qu'une entreprise du Québec, une entreprise que probablement vous connaissez, puisque vous étiez, à l'époque, président d'Investissement Québec et que vous avez peut-être été, donc, la cheville ouvrière de l'investissement, donc, une entreprise qui s'appelle Vision Globale, qui serait, donc, l'objet d'une vente à des intérêts américains. Évidemment, comme vous le savez aussi, cette entreprise, depuis de nombreuses années - et j'aurai l'occasion de revenir, un petit peu plus tard, sur la question des crédits d'impôt - elle a bénéficié, parce qu'elle fait de la production pour des studios étrangers, d'importants crédits d'impôt.

«Alors, voici donc une entreprise qui a créé de la valeur, qui est en train éventuellement [...] de s'en aller entre les mains d'Américains. Investissement Québec a éventuellement la capacité de dire non et de trouver des solutions alternatives pour que ces intérêts puissent demeurer au Québec. Est-ce que le ministre a l'intention d'intervenir dans ce projet et de faire en sorte, justement, que nos entreprises dans lesquelles nous investissons demeurent entre des mains québécoises? [...]

«Alors, je reviens à la question: Est-ce qu'on peut trouver des solutions alternatives, et n'est-ce pas le rôle justement d'Investissement Québec de trouver des solutions alternatives pour que nos entreprises puissent demeurer entre les mains d'intérêts québécois et faire en sorte d'enrichir la collectivité?»

M. Daoust: [...] «Je suis aussi un grand fervent de conserver des entreprises ici de façon très discrète. Sous mon mandat comme président d'Investissement Québec, il y a plusieurs entreprises qui ont été sauvées. On a sauvé le siège social, mais il faut qu'il y ait du renfort local pour le faire et il y a un prix qu'il ne faut pas payer. Dans le cas de Vision Globale, c'est une compagnie qui a des difficultés actuellement et, vous le savez, [pour] cette société-là, il y a [...] deux offres actuellement sur la table. Je ne parlerai pas de qui sont ces offres-là, parce qu'on ne fait pas ça pendant une négociation, mais il est clair que, si les offres étaient équivalentes, on les considérerait différemment, mais elles sont loin d'être équivalentes, monsieur le député.



Ce que dit la loi de l'Assemblée nationale

Déclaration publique et retrait (article 25 et 26)

Un député qui, à l'égard d'une question dont l'Assemblée nationale ou une commission dont il est membre est saisie, a un intérêt personnel et financier distinct de celui de l'ensemble des députés ou de la population et dont il a connaissance est tenu, s'il est présent, de déclarer publiquement et sans délai la nature de cet intérêt et de se retirer de la séance sans exercer son droit de vote ni participer aux débats sur cette question.

Le député doit en outre en aviser le secrétaire général de l'Assemblée nationale et le commissaire.

Le code d'éthique des députés (articles 15-16)

15. Un député ne peut se placer dans une situation où son intérêt personnel peut influencer son indépendance de jugement dans l'exercice de sa charge.

16. Dans l'exercice de sa charge, un député ne peut : 

1° agir, tenter d'agir ou omettre d'agir de façon à favoriser ses intérêts personnels, ceux d'un membre de sa famille immédiate ou ceux d'un de ses enfants non à charge ou, d'une manière abusive, ceux de toute autre personne ;

2° se prévaloir de sa charge pour influencer ou tenter d'influencer la décision d'une autre personne de façon à favoriser ses intérêts personnels, ceux d'un membre de sa famille immédiate ou ceux d'un de ses enfants non à charge ou, d'une manière abusive, ceux de toute autre personne.

Les studios Mel's en 6 dates

1988



Mel Hoppenheim achète l'ancien Théâtre Expo de la Cité du Havre. Il y bâtit cinq studios ultramodernes, qui deviendront la Cité du Cinéma

13 décembre 2012



Vision Globale achète les Studios Mel's, Locations Michel Trudel et Génératrices Star. L'entreprise bénéficie d'une injection de 23 millions de Capital régional et coopératif Desjardins et de 4 millions d'Investissement Québec pour faire cette acquisition évaluée entre 70 et 80 millions.

30 juin 2014



On apprend que les studios Mel's sont à vendre, moins de deux ans après leur acquisition par Vision Globale. Selon le Journal de Montréal, l'entreprise est au bord de la faillite et aurait commencé depuis quelques mois à chercher un acheteur. On indique alors qu'un fonds américain, Clearlake Capital, «pourrait bien mettre la main sur ce joyau québécois».

2 juillet 2014



En commission parlementaire, Pierre Karl Péladeau a demandé au ministre Jacques Daoust s'il pouvait «intervenir dans ce projet et faire en sorte, justement, que nos entreprises dans lesquelles nous investissons demeurent entre des mains québécoises». Jacques Daoust lui a répondu qu'il y avait «deux offres actuellement sur la table». 

25 juillet 2014



Capital régional et coopératif Desjardins lance une bouée de sauvetage à Vision Globale, sous la forme d'un soutien financier de 11 millions de dollars. 

19 septembre 2014



La Presse révèle que Québecor compte parmi les acheteurs songeant à mettre la main sur Mel's et la Cité du cinéma, aux côtés de Clearlake Capital. 

- Maxime Bergeron