Au moment où le Québec est plongé dans le débat sur l'indépendance des tribunaux à l'égard des décisions politiques, la ministre des Ressources naturelles, Nathalie Normandeau, est intervenue pour que la Régie de l'énergie prenne une décision contraire à la loi.

Dans une requête actuellement à l'étude par la Régie, un tribunal administratif, l'Agence de l'efficacité énergétique du Québec, demande que la Régie approuve ses budgets 2010-2011 même s'ils ne répondent pas aux exigences prévues par la loi.

Car avant d'approuver les budgets de l'Agence et autoriser l'organisme à prélever des redevances auprès des distributeurs d'électricité, de gaz et de pétrole, la Régie doit avoir en main ses cibles triennales en matière d'économie d'énergie.

Pour Mme Normandeau, il s'agissait de tenir compte de la décision annoncée par le gouvernement au dépôt des crédits budgétaires, le 30 mars dernier. On prévoit que l'Agence sera dissoute pour être intégrée au ministère des Ressources naturelles. Bien que logique, cette intervention fait toutefois fi des lois en vigueur qui prévoient que les prévisions d'économies sont une condition incontournable à l'approbation du budget de l'Agence.

Dans une lettre d'avril dernier, déposée par l'Agence pour appuyer sa requête auprès du tribunal administratif, la ministre Normandeau souligne que la demande d'approbation «sera établie en tenant compte du contexte transitoire du rôle de l'Agence jusqu'au 1er avril 2011».

«Il m'apparaît que l'intérêt public commande que l'Agence maintienne son financement, écrit la ministre Normandeau, jusqu'à la prise en charge des activités de l'agence par le Ministère, et ce, malgré qu'il n'y est (sic) pas de cibles triennales d'efficacité énergétique d'approuver (sic) par le gouvernement, ni plan d'ensemble en efficacité énergétique (...) soumis à la Régie.»

Elle «n'avait pas le droit», disent les fonctionnaires

Chez les fonctionnaires, on est catégorique, la ministre Normandeau «n'avait pas le droit de faire une telle intervention», de mettre son poids politique dans la balance pour appuyer la requête que fait l'Agence à la Régie, nous a confié une source.

L'Union des consommateurs (UC) avait attaché le grelot il y a longtemps. Avec son intervention, Mme Normandeau «a dérogé à la règle de réserve que se sont imposée tous ses prédécesseurs quant à l'indépendance de la Régie de l'énergie dans l'exercice de ses pouvoirs», a relevé Jean François Blain, analyste dans les dossiers d'énergie pour l'Union des consommateurs.

Devant la Régie, l'avocate de l'UC, Me Hélène Sicard, a relevé que, «quelles que soient les modifications envisagées quant au fonctionnement futur et au sort de l'Agence, ces éventuels "projets" du gouvernement n'ont pas été implantés, et les législations et réglementations applicables sont toujours en vigueur et inchangées». À deux reprises, dans le passé, les tribunaux avaient forcé la Régie à mettre en vigueur toutes les dispositions de sa loi constitutive. La Cour avait refusé l'argument voulant que cette loi devait être modifiée dans un avenir prévisible. La loi abolissant l'Agence n'a toujours pas été adoptée - elle devrait l'être avant la fin de l'année.

Selon Me Sicard, «l'Agence, la ministre, la Régie et les intervenants se doivent donc de respecter les textes législatifs et réglementaires existants».

Explications contradictoires de la ministre

Relancée à deux reprises par La Presse sur cette question, Mme Normandeau a donné des explications contradictoires.

D'abord, d'emblée, elle a reconnu être «intervenue» dans ce dossier, à juste titre.

«Oui, je suis intervenue. Compte tenu qu'on a annoncé notre intention d'abolir l'Agence, de l'intégrer au Ministère, pour moi, 2010-2011 est un peu une phase de transition. Je souhaitais que, sur le plan budgétaire, on conserve le même budget que l'an passé. Et pour ce faire, donc, ce n'était pas nécessaire de tenir des audiences devant la Régie. C'est pourquoi j'ai écrit à la Régie», a-t-elle dit.

Le lendemain, elle a indiqué que sa lettre n'avait pas été envoyée à la Régie, mais bien à l'Agence, laquelle l'avait transmise au tribunal administratif.

«Si j'avais voulu écrire à la Régie, j'aurais adressé ma lettre à la Régie, mais je ne pense pas que la loi me permette de le faire», a souligné Mme Normandeau. La lettre était destinée à l'Agence de l'efficacité énergétique, à sa présidente Luce Asselin. «Si on m'a présenté une lettre à signer, c'est que j'étais autorisée à le faire», a-t-elle tranché, clairement ulcérée par les fautes d'orthographe de sa missive.

Selon Mme Normandeau, il pressait d'agir pour limiter la pression sur les distributeurs; les redevances seraient passées de 63 à 98 millions, a-t-elle observé.

«Plusieurs distributeurs se demandaient si l'argent allait au bon endroit. Dans une phase de transition, je me suis dit: soyons cohérents, évitons de demander un effort additionnel aux distributeurs, sachant qu'on est dans une phase où on s'emploie à faire un ménage», a résumé la ministre. Les cibles d'économie d'énergie vont augmenter, elles seront publiques à l'automne, a-t-elle promis.

Interrogée au sujet du caractère particulier d'une intervention auprès de la Régie, elle a répliqué: «Non, ce n'est pas exceptionnel, le fait qu'un ministre intervienne de cette façon-là auprès de la Régie. Pensons aux décrets que le gouvernement adopte pour demander à la Régie de tenir compte des impacts sociaux, environnementaux... Le gouvernement va parfois demander à la Régie de tenir compte des préoccupations environnementales et sociales pour certains projets ou certaines filières. C'est ce qu'on a fait pour l'éolienne et d'autres secteurs.»

Selon elle, le ministre a «la capacité de le faire. La loi me permet de faire ce que j'ai fait».

Or, a souligné Pierre Méthé, porte-parole de la Régie de l'énergie, si le ministre a bel et bien des pouvoirs de directives auprès de la Régie, ces interventions restent plutôt rarissimes et «assez exceptionnelles». Elles doivent surtout être appuyées d'un décret du Conseil des ministres. Cela n'a pas été le cas dans la demande de budget de l'Agence. «En attendant que la loi soit modifiée, le cadre réglementaire reste le même. On tient actuellement des audiences où ces questions sont soulevées», s'est contenté de dire M. Méthé.

- Avec la collaboration de  Tommy Chouinard