Les partis de l'opposition à Ottawa accusent les troupes de Justin Trudeau de perpétuer « la vieille façon libérale de faire de la politique », après des révélations diffusées hier sur le rôle joué par Stephen Bronfman, chef du financement du Parti libéral du Canada (PLC) pendant la dernière campagne, dans une fiducie de plus de 60 millions US située aux îles Caïmans.

Ces révélations proviennent d'une fuite de 13 millions de documents secrets - surnommés les Paradise Papers - partagés avec le Consortium international des journalistes d'investigation (CIJI). Le Toronto Star et CBC/Radio-Canada, qui sont membres de ce groupe, ont publié hier le fruit d'une analyse de plusieurs mois.

Stephen Bronfman, héritier de la fortune de la distillerie Seagram et président de la société d'investissement Claridge, a joué un rôle important dans la victoire libérale aux élections de 2015. Les dons au PLC ont augmenté de façon significative sous sa férule. Justin Trudeau, qui avait fait campagne en promettant de faire prospérer la classe moyenne et d'imposer davantage les plus riches, a été élu avec une confortable majorité.

Les reportages publiés hier racontent dans le détail comment l'ex-sénateur libéral Leo Kolber, qui est le parrain de Stephen Bronfman et aussi un ancien argentier du PLC, a créé en 1991 une fiducie offshore aux îles Caïman. M. Bronfman et lui « sont impliqués ensemble dans une structure complexe » qui a investi des dizaines de millions dans la « fiducie Kolber », à l'abri de l'impôt.

«Transactions douteuses»

Radio-Canada et le Toronto Star ont obtenu plus de 5000 documents, notes confidentielles, rapports financiers et courriels qui détaillent les activités de la fiducie Kolber sur une période de 24 ans. Les reportages affirment, entre autres, que la famille Bronfman aurait transféré plus de 25 millions au fil des ans à cette fiducie, sous forme de prêts qui ont par la suite été remboursés.

Les activités d'une société située dans un paradis fiscal doivent être contrôlées à l'extérieur du Canada pour qu'elles ne soient pas assujetties aux lois fiscales canadiennes. Plusieurs documents « suggèrent » toutefois que les décisions importantes de la fiducie Kolber étaient prises à Montréal, ce qui contreviendrait à l'esprit des lois canadiennes. Les notes internes révéleraient en outre « l'utilisation d'échappatoires fiscales, de paiements déguisés et de transactions douteuses », selon les reportages.

« Il y a là de nombreux signaux d'alarme, et je m'attendrais à ce que les autorités fiscales soient très intéressées à faire un suivi », a affirmé à Radio-Canada Grayson McCouch, professeur de droit à l'Université de Floride, qui a analysé pendant deux jours les documents confidentiels du consortium.

Légal, mais controversé

Le Toronto Star rappelle que les fiducies offshore situées dans des paradis fiscaux sont «  parfaitement légales » et utilisées depuis longtemps par des Canadiens pour faire de l'optimisation fiscale. L'analyse des documents de la fiducie Kolber a toutefois mis en lumière plusieurs irrégularités, selon les spécialistes en fiscalité consultés pendant cette enquête journalistique.

L'avocat représentant Leo Kolber et les Bronfman affirme au contraire que ses clients ont toujours respecté les lois en vigueur. « Toute suggestion de fausse documentation, de fraude, de conduite "déguisée", d'évasion fiscale ou autre conduite du genre est fausse », a fait valoir Me William Brock à Radio-Canada. « Aucune des transactions et aucune des entités en question n'ont été mises sur pied pour faire de l'évasion ou de l'évitement fiscal », a-t-il ajouté.

L'opposition réagit

À la lumière de ces révélations, le Nouveau Parti démocratique (NPD) promet de talonner les troupes de Justin Trudeau dès aujourd'hui à la Chambre des communes pour obtenir des explications. Le premier ministre n'affrontera pas lui-même ce tir groupé, puisqu'il sera en mission au Viêtnam et aux Philippines jusqu'au 14 novembre.

En entrevue avec La Presse hier soir, le député Alexandre Boulerice, porte-parole du NPD en matière de finances, a estimé que les révélations des Paradise Papers étaient « choquantes, mais pas surprenantes ». Il a insisté sur « les liens entre le PLC et les riches familles proches du PLC » qui recourent à des « stratagèmes » impliquant des paradis fiscaux.

« Malheureusement, c'est la vieille façon libérale de faire de la politique, c'est-à-dire que c'est surtout dans leurs propres intérêts, dans leur intérêt personnel », a affirmé M. Boulerice.

« D'un côté, il y a le discours, qui plaide en faveur de la justice sociale, mais de l'autre coté, il y a les façons de faire. »

Le NPD entend poser des questions tant à la Chambre des communes qu'au Comité permanent des finances. Le parti pourrait « aller plus loin » et demander la tenue d'une enquête publique sur le sujet, a avancé Alexandre Boulerice.

«Amis fortunés»

Le chef conservateur Andrew Scheer y est lui aussi allé d'une déclaration corsée. Il a laissé entendre que Justin Trudeau préférait imposer davantage les PME canadiennes « au lieu de s'attaquer aux stratagèmes d'évitement fiscal utilisés par ses amis fortunés ».

« Alors que Justin Trudeau a passé l'été à traiter les entrepreneurs locaux de fraudeurs, ce sont ses plus proches alliés, au sein même du Parti libéral du Canada, qui évitaient de payer leurs impôts ici au Canada », a lancé M. Scheer dans un communiqué publié en soirée.

Le bureau de Justin Trudeau n'a pas souhaité commenter les révélations des Paradise Papers hier, nous adressant plutôt au Parti libéral du Canada. Une porte-parole du PLC a indiqué à La Presse que Stephen Bronfman était seulement un « bénévole » et qu'il ne prenait part à aucune décision politique. « Le parti n'est en rien impliqué dans les affaires financières personnelles de l'un ou l'autre des milliers de bénévoles qui lui consacrent de leur temps. »

Agence du revenu

L'Agence du revenu du Canada (ARC) a, de son côté, publié un communiqué hier pour faire le point sur les mesures qu'elle a mises en place en vue de lutter contre l'évasion fiscale. L'Agence dit avoir récupéré 25 milliards depuis deux ans à la suite de vérifications. Les deux tiers de cette somme proviennent « de grandes entreprises internationales et d'activités de planification fiscale abusive ».

Un porte-parole a aussi confirmé que l'ARC « examine les liens avec des entités canadiennes et prendra les mesures appropriées en ce qui concerne les Paradise Papers ». L'agence a effectué 123 vérifications à la suite des Panama Papers, une autre fuite de documents massive liée aux paradis fiscaux.

La plus récente fuite pourrait bien faire la manchette pendant encore plusieurs jours. De nombreuses personnalités connues, y compris des proches de Donald Trump, la reine Élisabeth, la chanteuse Madonna et trois anciens premiers ministres du Canada, ont notamment été mentionnés dans les Paradise Papers, de même que plusieurs multinationales comme Apple et Nike.

Les documents obtenus par le Consortium international des journalistes d'investigation proviennent en majorité du cabinet d'avocats Appleby, spécialisé dans la mise en place de sociétés dans des paradis fiscaux comme les îles Caïmans, les Bermudes, les îles Vierges britanniques et les Seychelles.