Alors que les députés étudient actuellement le projet de loi fédéral sur l'aide médicale à mourir, le gouvernement Trudeau vient de se faire rabrouer par la Cour d'appel de l'Alberta dans un dossier pour son interprétation de la décision de la Cour suprême du Canada ayant donné lieu au projet de loi actuellement à l'étude au Parlement.

Selon le tribunal albertain, l'interprétation du gouvernement Trudeau, qui s'opposait à ce qu'une personne atteinte d'une maladie psychiatrique et en phase non terminale ait recours à l'aide médicale à mourir, « ne concorde pas » avec les principes de l'arrêt Carter. Le tribunal albertain accepte ainsi que des personnes qui ne sont pas en phase terminale et qui ne sont pas atteintes d'une maladie terminale puissent recourir à l'aide médicale à mourir - ce à quoi s'opposait le gouvernement fédéral dans le dossier judiciaire en question.

Cette décision de la Cour d'appel de l'Alberta fait en sorte qu'Ottawa doit modifier son projet de loi C-14 sur l'aide médicale à mourir, selon l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (ALCCB). « C'est absolument clair - le Parlement doit modifier le projet de loi C-14 pour qu'il soit conforme à la décision Carter [...] Cette décision de la Cour d'appel de l'Alberta devrait réellement donner à réfléchir aux membres du parlement et aux sénateurs - le projet de loi C-14 est non seulement cruel, il est anticonstitutionnel », indique Josh Paterson, directeur général de l'ALCCB.

Depuis février, le plus haut tribunal du pays a autorisé des citoyens admissibles à recourir à l'aide médicale à mourir selon des conditions précises, dont une autorisation judiciaire. En avril, E.F., une Albertaine de 58 ans souffrant de « trouble de conversation sévère » a demandé de recevoir l'aide médicale à mourir. Elle endure des « souffrances chroniques et intolérables » comme des spasmes musculaires, des migraines et des douleurs constantes, son système digestif l'empêche de manger pendant jusqu'à deux jours, donc « sa qualité de vie est non existante », a conclu le tribunal.

Pour la première fois, le gouvernement fédéral s'est opposé à une telle demande pour les motifs suivants : « sa maladie, quoique sévère, n'est pas considérée comme terminale », « sa maladie provient d'une condition psychiatrique », la preuve déposée n'est pas suffisante.

Dans sa décision, la Cour d'appel de l'Alberta exprime son désaccord avec l'interprétation du gouvernement Trudeau de l'arrêt Carter dans ce dossier. Le tribunal estime que l'interprétation d'Ottawa « ne concorde pas » avec les principes de l'arrêt Carter.

« En résumé, la déclaration d'invalidité dans Carter ne demande pas que [la personne] soit en phase terminale pour se qualifier pour l'autorisation [judiciaire à l'aide médicale à mourir], écrivent les trois juges de la Cour d'appel de l'Alberta. La décision est claire. Rien dans la décision ne suggère autre chose. Si les tribunaux avaient voulu qu'il en soit ainsi, ils l'auraient dit clairement et sans équivoque. Ils ne l'ont pas fait. L'interprétation suggérée par le gouvernement du Canada ne respecte pas [« is not sustainable »] la prémisse fondamentale de l'arrêt Carter [...] et ne concorde pas [...] avec les garanties recommandées par la Cour suprême du Canada. »

Le tribunal albertain critique aussi la position du gouvernement du Canada selon laquelle les personnes atteintes de maladies psychiatriques ne peuvent recourir à l'aide médicale à mourir. « Les personnes avec les maladies psychiatriques ne sont pas explicitement ou de façon inférée exclues si elles respectent [les critères de Carter] », écrit la Cour d'appel de l'Alberta.

Réactions à Ottawa

Le gouvernement commence à sentir la soupe chaude. Après le caucus libéral, mercredi, trois ministres ont effectué une sortie pour exhorter les parlementaires à adopter le projet de loi sur l'aide médicale à mourir d'ici la date butoir du 6 juin fixée par la Cour suprême du Canada.

Accompagnée de sa collègue à la Santé, Jane Philpott, la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a réagi à cette décision, qu'elle a qualifiée de préoccupante, mais qui n'ébranle pas sa confiance d'avoir atteint un «juste équilibre» avec le projet de loi.

Elle n'a pas voulu préciser si le gouvernement pourrait porter en appel le jugement de la Cour d'appel de l'Alberta et écarté l'idée de réclamer une nouvelle extension à la Cour suprême du Canada, qui avait accordé un sursis de quatre mois aux libéraux fraîchement élus.

Peu avant, la ministre Mélanie Joly se portait elle aussi à la défense du projet de loi, accusant du même souffle les partis de l'opposition de faire de la politique partisane avec ce dossier.

«On dénonce que le NPD et les conservateurs pensent présentement, pour des raisons de petite politique, à ne pas soutenir une avancée majeure pour le Québec et le Canada», a-t-elle affirmé dans une sortie calculée à l'issue du caucus libéral, au parlement.

«On espère qu'ils vont comprendre qu'en cette chambre, on est en train de trouver le sain équilibre entre le fait, pour des personnes, d'avoir le droit de choisir, et en même temps, la protection des personnes plus vulnérables», a enchaîné la ministre Joly.

Mise en garde du Sénat

Le gouvernement a eu droit mardi à un avertissement en provenance du président du comité sénatorial qui s'est penché sur le projet de loi.

Le rapport de recommandations substantielles qui a été déposé mardi à la chambre haute «est une indication que les sénateurs ont de sérieuses réserves au sujet de certaines parties» contenues dans C-14, a prévenu Bob Runciman par communiqué.

«Il serait sage que la Chambre des communes tienne compte de cela avant d'envoyer le projet de loi C-14 au Sénat. De nombreux sénateurs ont des opinions bien arrêtées sur cette question, et je pense que cela se voit dans le rapport», a-t-il ajouté.

Le comité des Affaires juridiques et constitutionnelles, majoritairement conservateur, est divisé - ses membres ont recommandé dans le rapport un accès à l'aide médicale à mourir à la fois plus souple et plus strict.

Les modifications proposées par le comité placent le gouvernement dans une bien mauvaise posture, estime le député néo-démocrate Peter Julian.

«On risque de faire du ping pong pendant des semaines, voire des mois. Je pense que ça va être difficile pour les libéraux d'atteindre leur objectif final (respecter l'échéancier établi par la Cour suprême du Canada)», a-t-il suggéré en entrevue.

Invitée à dire si elle souhaitait envoyer un message aux sénateurs, mercredi, la ministre de la Justice s'est contentée de réitérer que les libéraux écoutaient attentivement les suggestions d'amendements.

-Avec La Presse canadienne.