Le gouvernement fédéral verse des compensations financières à des soumissionnaires perdants d'appels d'offres depuis plus de 10 ans sans respecter ses obligations de les divulguer aux contribuables canadiens, a appris La Presse.

Le ministère des Services publics et de l'Approvisionnement du Canada affirme que cette pratique, qui a cours depuis le début des années 2000, est peu répandue et est limitée à des projets complexes ou qui requièrent l'échange de propriété intellectuelle.

Mais ce ministère a été incapable de dire combien d'argent a ainsi été versé à des soumissionnaires perdants au cours de cette période, puisque ces paiements n'ont pas été comptabilisés.

«Les appels d'offres prévoyant des paiements faits à des soumissionnaires écartés des appels d'offres, quoique exceptionnels, ne font pas l'objet d'une procédure particulière d'approbation», a précisé une porte-parole, Jessica Kingsbury.

300 000$ pour des perdants

La Presse a rapporté il y a quelques semaines que le gouvernement fédéral a versé plus de 10 millions de dollars en compensation aux soumissionnaires non retenus pour la construction du nouveau pont Champlain. Des spécialistes ont affirmé qu'une telle pratique est courante dans le domaine des partenariats public-privé (PPP), où les projets sont souvent complexes et les soumissions peuvent être longues à élaborer.

Le ministère des Services publics et de l'Approvisionnement a depuis confirmé à La Presse que des soumissionnaires non retenus dans le cadre d'appels d'offres visant des projets qui ne sont pas faits en PPP sont eux aussi parfois dédommagés.

C'est le cas pour la construction du nouveau centre de paie du gouvernement fédéral, établi à Miramichi, au Nouveau-Brunswick. Le contrat de 80 millions de dollars assorti d'un bail avec option d'achat a été accordé à l'entreprise montréalaise Broccolini. Les trois soumissionnaires perdants ont reçu un paiement de 100 000$ chacun au printemps 2015.

La porte-parole du Ministère a précisé que ces paiements ont été versés «conformément aux pratiques courantes de l'industrie, en raison de la complexité et des détails requis dans la présentation d'une soumission».

Pas dans les divulgations proactives

Or, le Ministère n'a pas divulgué l'existence de ces paiements dans la section «Divulgation proactive» de son site internet, contrairement à Infrastructure Canada, qui y a fait état des 10 millions déboursés dans le cadre du projet du pont Champlain.

Cette divulgation proactive a été instaurée par Ottawa en 2004 dans la foulée du scandale des commandites. Tous les paiements contractuels de plus de 10 000$ doivent y être énoncés.

Le Ministère a affirmé il y a quelques semaines que «les honoraires de paiement sont distincts d'une rémunération aux termes d'une entente contractuelle. Ils ne sont donc pas visés de façon explicite par la divulgation proactive des marchés». Une porte-parole a ajouté que l'existence de paiements potentiels avait été évoquée dans une annexe de plus de 45 pages publiée en 2014 avec les documents d'appel d'offres.

Deux semaines plus tard, cependant, le Ministère a fait volte-face et reconnu que son interprétation était erronée, en répondant à des questions supplémentaires de La Presse. «Le Conseil du Trésor a maintenant clarifié l'interprétation en la matière et, par souci de transparence, le Ministère a l'intention de divulguer séparément ces paiements dans le futur», a déclaré la porte-parole.

Dans un courriel échangé entre des membres des deux organismes, le Conseil du Trésor a précisé que de tels paiements d'indemnités n'étaient non pas des honoraires, mais bien des paiements versés en vertu d'une entente contractuelle, et que le ministère de l'Approvisionnement devait les divulguer aux contribuables.

Ce ministère s'est donc engagé à publier dorénavant ces renseignements dans la section de la divulgation proactive de son site internet, mais pas de manière rétroactive.

Vérificateur général

Outre la valeur totale de ces paiements depuis plus d'une décennie, une autre question demeure: est-il justifié d'ainsi verser des fonds publics à des soumissionnaires perdants? Et comment décide-t-on d'offrir des compensations dans un appel d'offres et pas un autre? Par exemple, le Ministère a indiqué que la société Davie n'a pas été dédommagée lorsqu'elle a été écartée du vaste contrat de construction navale d'une valeur de 33 milliards accordé en 2011, et qui avait justifié la mise sur pied d'un processus d'appel d'offres complexe au gouvernement fédéral.

Aucun des experts consultés par La Presse n'a été en mesure de dire si la pratique d'indemniser des soumissionnaires perdants est répandue pour de tels projets qui ne sont pas menés en PPP ni d'en expliquer précisément la raison d'être. Selon un expert qui a demandé de ne pas être nommé, une telle pratique pourrait être justifiée dans certaines circonstances, comme pour encourager une plus grande participation des entreprises à l'appel d'offres et faire baisser les coûts du projet.

Au NPD, on évite de dénoncer fermement la pratique, mais on réclame plus d'explications et de transparence. Selon le député néo-démocrate Matthew Dubé, la question devrait même être renvoyée au vérificateur général. «Le vérificateur général serait en mesure de faire le travail non seulement de constater les montants qui ont été dépensés, mais également de mieux comprendre à quel point la pratique est répandue et quelles seraient les solutions à apporter», a déclaré M. Dubé.

Avec le nouveau gouvernement, a ajouté le député, «on a une belle opportunité de faire mieux que ce qui se faisait, d'amener beaucoup plus de transparence que ce qui est là actuellement et on va certainement pousser le gouvernement dans ce sens-là».

- Avec William Leclerc