La publication du livre La bataille de Londres a fait grand bruit au printemps parce que l'auteur y révèle que l'ancien juge en chef de la Cour suprême Bora Laskin a manqué à son devoir de réserve pendant que le plus haut tribunal du pays évaluait la légalité du projet de rapatriement du gouvernement Trudeau. Mais des documents obtenus par La Presse laissent croire que cela n'a pas influencé la stratégie d'Ottawa.

L'ancien gouvernement libéral de Pierre Trudeau brûlait d'impatience de connaître la date et la teneur de la décision de la Cour suprême du Canada au sujet de la légalité de son projet de rapatrier la Constitution sans l'accord des provinces en 1981.

Mais on ne trouve aucun indice permettant de conclure que son gouvernement avait été mis au courant à l'avance des grandes lignes de la décision dans des documents obtenus par La Presse et remis récemment au gouvernement du Québec.

En outre, rien n'indique dans ces documents obtenus en vertu de la Loi sur l'accès à l'information que le bureau du premier ministre a été informé de la date précise du jugement par un ou des membres du plus haut tribunal du pays.

Au contraire, les nombreuses notes rédigées par Michael Kirby, qui était alors secrétaire du cabinet pour les relations fédérales/provinciales au bureau de M. Trudeau et qui pilotait donc le dossier du rapatriement, démontrent qu'Ottawa planchait à l'époque sur plusieurs scénarios qui ont été revus et modifiés alors que la décision de la Cour suprême se faisait attendre.

Le gouvernement Trudeau privilégiait l'hypothèse d'une victoire totale devant la Cour suprême et comptait, le cas échéant, s'assurer que le gouvernement britannique adopte rapidement une résolution mettant fin au lien colonial entre le Canada et la Grande-Bretagne. Mais en même temps, il n'écartait pas la possibilité que les juges donnent aussi raison aux provinces, qui s'opposaient majoritairement à toute démarche unilatérale d'Ottawa.

2000 pages de documents

En tout, La Presse a obtenu mercredi quelque 2000 pages de documents relativement au rapatriement de la Constitution que possédaient le bureau du Conseil privé et le ministère des Affaires étrangères, et qui ont été rédigées entre janvier et décembre 1981. Ces documents, dont une petite partie a été caviardée, ont été remis au gouvernement du Québec vendredi dernier et ils sont donc accessibles au grand public depuis.

Québec a réclamé ces documents en vertu de la Loi sur l'accès à l'information après la publication au printemps d'un livre, La bataille de Londres, dans lequel l'auteur Frédéric Bastien fait état de certains propos tenus par le juge en chef de la Cour suprême de l'époque, Bora Laskin.

Désaccord

Alors qu'il se trouvait à Londres, le 1er juillet 1981, le juge Laskin a confié au procureur général de la Grande-Bretagne, Michael Havers, durant une rencontre «qu'il existait un important désaccord entre les juges de la Cour suprême» sur le projet du gouvernement Trudeau, selon un câble diplomatique envoyé au Haut-Commissariat britannique à Ottawa et obtenu par M. Bastien du Foreign Office à Londres.

Dans son livre, M. Bastien révèle aussi que le juge Laskin a eu un bref entretien avec Michael Pitfield, qui était alors greffier du Conseil privé, soit le plus haut fonctionnaire du gouvernement canadien, durant la même période. Selon un autre câble diplomatique envoyé à Londres par le Haut-Commissariat britannique à Ottawa, le juge a informé M. Pitfield qu'il écourtait ses vacances à Londres afin de rencontrer ses collègues de la Cour suprême «pour deux ou trois jours». «Le juge en chef a alors indiqué à M. Pitfield: «Vous savez ce que cela veut dire», avant de raccrocher. M. Pitfield a compris que cela voulait dire que la Cour suprême pourrait rendre sa décision sur la question de la Constitution canadienne aux environs du 7 juillet.»

Mais les notes de Michael Kirby destinées à M. Trudeau indiquent que ces informations n'ont pas été d'une grande utilité. On savait dans les officines du gouvernement, dès le 29 juin, soit deux jours plus tôt, que le juge rentrerait à Ottawa le 5 juillet pour quatre jours de réunion.

Échanges de lettres

«Roger Tassé (sous-ministre de la Justice) a discuté avec le bureau du registraire de la Cour suprême après l'annonce que le juge en chef reviendrait à Ottawa pour quatre jours la semaine prochaine. Le bureau du registraire a répété à Roger le conseil qu'il avait déjà donné à la presse: on ne devrait tirer aucune conclusion concernant le retour du juge en chef», peut-on lire dans une note datée du 29 juin 1981 de M. Kirby.

«Je tiens à souligner que la période du 17 août représente la meilleure estimation seulement de Roger. Nous n'avons aucune information coulée dans le béton en ce moment. On pourrait avoir plus d'information de la Cour quand le juge en chef reviendra la semaine prochaine.»

Le 3 juillet, M. Kirby écrit une autre note au premier ministre lui présentant divers scénarios relatifs au projet de rapatriement en tenant compte de certaines «hypothèses»: que la décision de la Cour suprême serait «favorable» à la position du gouvernement fédéral; que la décision serait rendue après la fin de la session parlementaire à Ottawa et à Londres; et que la décision serait rendue «avant le 15 septembre».

Dans une autre note du 22 juillet, M. Kirby écrit que Roger Tassé a discuté avec le bureau du registraire et que «son rapport et le suivant»: la décision pourrait être rendue durant la semaine du 17 août, mais que la date la plus probable est autour de la fête du Travail; la décision sera rendue durant une séance extraordinaire; «les juges ont pris une décision et ils sont en train de polir leurs jugements et les faire traduire; ils comptent imprimer 10 000 exemplaires de la décision et cela ajoute au délai de sa diffusion».

Le 21 août, M. Kirby envoie une note à M. Trudeau dans laquelle il affirme «on tient pour acquis que quelque temps entre le 8 septembre et le 30 septembre, la Cour suprême validera la légalité de l'initiative constitutionnelle du gouvernement fédéral. Du travail est également en cours sur des stratégies de rechange dans l'éventualité d'une réponse ambiguë ou d'une réponse défavorable de la Cour.»

La décision est finalement tombée le 28 septembre, alors que M. Trudeau était en route vers l'Australie afin de participer au sommet du Commonwealth. Il a pu réagir lors d'une escale à Séoul.

Le jugement rendu n'était pas celui auquel s'attendait le gouvernement fédéral. Dans une décision divisée à six juges contre trois, la Cour suprême a statué que le rapatriement et la modification de la Constitution sans l'accord des provinces seraient légaux, mais seraient contraires aux conventions constitutionnelles du pays. Cette décision a forcé Ottawa à retourner à la table de négociations avec les provinces.

- Avec la collaboration de William Leclerc

Bastien défend les conclusions de son livre

L'auteur du livre La bataille de Londres, Frédéric Bastien, estime que les conclusions de son livre demeurent correctes même si les documents remis au gouvernement du Québec par le bureau du Conseil privé ne contiennent aucun indice étayant la thèse qu'il y a eu échange d'informations entre l'ancien juge en chef Bora Laskin et le gouvernement Trudeau dans le dossier du rapatriement de la constitution.

Selon lui, l'ancien juge a manqué à ses obligations en discutant du dossier du rapatriement de la constitution canadienne avec le procureur général britannique Michael Havers, alors que le plus haut tribunal du pays se penchait sur le dossier.

«Tout cela est arrivé»

«Il n'y a aucun document qui infirme ce que je dis. Vous avez vu les documents. Les conversations [entre le juge Laskin et M. Havers] ont eu lieu. À moins que quelqu'un vienne prouver que c'est un faux ou qu'il y ait un autre document qui viendrait nuancer ça, jusqu'à preuve du contraire, autrement dit, tout cela est arrivé», a dit M. Bastien.

Dans son livre, M. Bastien relève d'ailleurs que le juge Laskin est intervenu à au moins cinq reprises au cours d'une démarche hautement politique: une fois avec une source fédérale non identifiée, une fois avec l'ancien greffier du Conseil privé, Michael Pitfield, une fois avec M. Havers et deux fois avec des diplomates britanniques.

«Qu'il y ait ou pas d'autres découvertes qui viendraient ajouter à cela, ce qui est déjà dans le livre est suffisant, à mon avis», a-t-il dit.

Une demande de Québec

Après la publication du livre de M. Bastien, le gouvernement Marois a exigé qu'Ottawa lui remette tous les documents en sa possession liés au rapatriement de la constitution. Il voulait ainsi déterminer si l'ancien juge avait communiqué des informations confidentielles lors des délibérations sur la procédure de rapatriement au gouvernement Trudeau, un geste qui aurait contrevenu au principe de séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif.

Photo archives La Presse

Le premier ministre canadien, Pierre Elliott Trudeau, et le juge en chef de la Cour suprême, Bora Laskin.

Le gouvernement Harper ne veut pas rouvrir le débat constitutionnel

Le gouvernement Harper persiste et signe: il ne veut pas rouvrir le dossier constitutionnel, surtout quand il s'agit de l'héritage politique de Pierre Trudeau, malgré les demandes du gouvernement Marois.

«Il est clair que le gouvernement péquiste souhaite rouvrir les vieilles chicanes constitutionnelles avec l'ancien gouvernement libéral de Pierre Trudeau, et notre gouvernement n'a pas l'intention de jouer dans ce film-là. Nous souhaitons plutôt rester concentrés sur l'économie et l'emploi», a indiqué Carl Vallée, porte-parole du premier ministre Stephen Harper.

Il a ajouté que le gouvernement du Québec a reçu les documents qu'il réclamait du bureau du Conseil privé en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, une loi qui «est appliquée par les fonctionnaires de façon indépendante de la branche politique du gouvernement. Cela ne relève donc pas du premier ministre, peu importe ce qu'en dira le Parti québécois».

«Le premier ministre n'est certainement pas venu en politique pour défendre l'héritage libéral de Pierre Trudeau, surtout sur le front constitutionnel. Le PQ pourra continuer de se battre avec des fantômes, nous, on n'y participera pas», a-t-il dit.

D'autres révélations dans les documents

1. Le gouvernement Trudeau était déterminé à remporter la bataille des communications qui l'opposait aux provinces à Londres. M. Kirby a écrit plusieurs notes à ce sujet et se montrait inquiet de l'efficacité des stratégies de certaines provinces, en particulier du Québec. «Les provinces ont mis au point, au cours des derniers mois, une campagne de relations publiques exhaustive en Grande-Bretagne et elles comptent intensifier leurs activités le mois prochain», a écrit M. Kirby le 22 avril 1981.

2. Parallèlement, le gouvernement libéral désirait se montrer raisonnable dans ses déclarations pour éviter d'influencer les juges de la Cour suprême. Ainsi, les ministres du cabinet ne devaient pas faire pression en public sur leurs homologues britanniques. «Tout lobbying en public par des ministres canadiens du cabinet en Grande-Bretagne, avant toute décision de la Cour, aura un impact négatif sur la Cour suprême», a écrit M. Kirby le même jour.

3. La reine Élisabeth II a demandé qu'on lui organise une séance d'information au sujet de la décision de la Cour suprême le 30 septembre, avant de rencontrer Pierre Trudeau le 1er octobre dans le cadre du sommet du Commonwealth en Australie.

4. Le 2 octobre, Michael Kirby recommande au premier ministre, dans la foulée de la décision de la cour, de tendre une dernière perche aux provinces pour mettre fin à l'impasse. «La situation politique au Québec exige que nous fassions un compromis.»

5. Le 8 octobre, il résume les résultats d'un sondage national mené pour le compte du Conseil privé qui démontre que quatre Canadiens sur 10 et la moitié des Québécois souhaitent que le gouvernement fédéral relance les négociations avec les provinces. Le 2 novembre, une conférence des premiers ministres a lieu à Ottawa.