Une Cour suprême du Canada couramment bilingue est un objectif qu'il vaut la peine de poursuivre, disent des experts, mais une loi qui n'ouvrirait la porte du plus haut tribunal du pays qu'aux juges bilingues est une «très, très mauvaise idée», croit-on au Canada anglais.

Un projet de loi privé présenté par le Nouveau Parti démocratique a été acheminé cette semaine au Sénat pour étude, où il a finalement retenu l'attention des observateurs du Canada anglais.

Les commentaires de la communauté juridique sont vitrioliques. «Stupide», «épeurant» et «mal pensé» ne sont que quelques-uns des mots utilisés pour décrire le projet de loi du député du Nouveau-Brunswick Yvon Godin.

Plusieurs experts craignent que l'ajout d'un nouveau préalable de bilinguisme aux règles actuelles de représentation régionale ne vienne réduire considérablement le bassin de candidats qualifiés -surtout dans l'Ouest canadien- et ne mène à un jeu d'équilibre entre le bilinguisme et les compétences juridiques.

L'avocat David Scott, qui a fréquemment travaillé pour le gouvernement fédéral, est en faveur d'une Cour suprême bilingue et estime que le Canada se dirige tranquillement dans cette direction. Mais il croit que cet objectif devrait être atteint au fil du temps, dans une évolution organique, et non par une législation. «C'est l'aspect soudain qui me dérange», a-t-il estimé.

La sénatrice Claudette Tardif, leader libérale adjointe au Sénat, a parrainé le projet de loi à la Chambre haute et croit que de telles préoccupations sont «sans fondements». Lors d'une entrevue, elle s'est questionnée sur les motivations des détracteurs.

«Nous devons garder en tête que la Cour suprême, en tant qu'institution fédérale, a le mandat de servir les citoyens du pays et non ceux qui aspirent à y siéger», a-t-elle lancé.

Mme Tardif, une ancienne doyenne de la faculté de langue française de l'Université de l'Alberta, croit aussi que le nombre de jeunes avocats et de jeunes juristes bilingues est en hausse, même si elle ne dispose d'aucune donnée là-dessus. Elle rappelle que ceux qui comparaissent devant la Cour suprême ont le droit d'être entendus et compris dans leur langue maternelle.

«Les enjeux sont trop importants quand on se trouve au niveau le plus élevé, l'appel de dernier recours, a-t-elle dit. C'est une injustice infligée à certains citoyens mais pas à d'autres.»

Me Scott rétorque, justement, que l'importance des jugements de la Cour suprême justifie l'opposition au critère de bilinguisme des juges. «Il y a un grand risque de voir la confiance du public s'éroder si nous avons comme juges des gens dont la principale qualification est de parler français», a-t-il dit.

Des neuf juges qui siègent actuellement à la Cour suprême, huit sont considérés bilingues. L'ancien juge John Major, qui a siégé au plus haut tribunal pendant 14 ans, prétend toutefois que seulement quelques-uns d'entre eux sont capables de comprendre un argument juridique complexe sans l'aide d'un traducteur.

«Supposons que vous y êtes (devant la Cour suprême) et que vous risquez la prison ou une perte de vos droits ou de vos biens. Est-ce que vous seriez plus intéressé par le langage du juge ou par ses connaissances?, a-t-il demandé. Si on devait m'enlever une tumeur, je ne m'intéresserais pas beaucoup à la langue du chirurgien. Je voudrais qu'il soit compétent.»