Quinze ans après la Paix des braves, qui a permis à Hydro-Québec de construire de nouveaux barrages à la Baie-James, les Cris sont toujours divisés.

L'argent n'est pas tout

À l'école Eeyou de Chisasibi, les adolescents en train d'apprendre à tisser des filets de chasse à la perdrix avec leur professeur Samuel Bearskin n'ont jamais connu leur territoire sans barrages et sans rivières dérivées.

À 100 km de là, une tente blanche est installée pour accueillir les aînés du village le temps d'une retraite dans le bois. Une vingtaine de visages labourés par le temps : Daniel et Betsy Snowboy s'occupent en traitant une peau de loutre.

Ces gestes se sont transmis de génération en génération et sont reproduits à l'identique depuis des siècles, bien avant que le nom « Hydro-Québec » ne rime avec quoi que ce soit. Les aînés qui s'y trouvent ont vu leur monde changer.

« Ce sont les derniers témoins de la vie nomade. » - Jimmy Fireman, qui coordonne le Conseil des aînés du village

« Ils aiment mieux être ici qu'enfermés dans leur maison. » Ils ont aussi bien connu Chisasibi avant 1980, avant que la communauté ait dû quitter son île pour rejoindre la rive en raison des impacts du développement hydroélectrique.

Le sol est couvert de branches de sapin, toutes orientées en sens antihoraire. Des familles visitent la tente, serrent toutes les mains en suivant le même sens avant de s'asseoir.

Une jeune femme, Tori Crowe, imite ses aînés en fabriquant elle-même des raquettes. Un walkie-talkie - la « radio de brousse » - grésille avant de transmettre la voix d'un Cri qui annonce le score du match des Foreurs de Val-d'Or, en cri. Certains aînés ne parlent pas d'autre langue.

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Sam Cox s'éloigne de la douce odeur de thé du campement pour aller vérifier les pièges qu'il a placés dans un ruisseau, tout près. Il espère rapporter un castor pour le repas qui clôturera la retraite des aînés, dans six jours.

« Clac. Clac. Clac. » Son fils Charlie brise la glace pour sortir les pièges de l'eau, à l'ombre d'un pylône hydroélectrique. Vides. « Avant, on pouvait avoir 10-12 castors dans une même hutte. Maintenant, ça n'existe plus », regrette Sam Cox. Le territoire a changé.

Mais, hors du bois, M. Cox travaille pour Niskamoon, la corporation mise en place pour gérer les sommes importantes qu'Hydro-Québec verse chaque année aux Cris pour compenser l'impact des projets de développement depuis 2002, après la signature de la Paix des braves par le gouvernement Landry. Ces sommes s'ajoutent aux quelque 80 millions annuels de l'État québécois. L'organisation coordonne aussi la formation des dizaines de travailleurs qui ont intégré les postes promis par Hydro-Québec aux Cris.

L'homme partage cette ambiguïté avec toute une nation : une tension vive entre l'attachement à l'intégrité d'un territoire ancestral et le développement économique qui fournit emplois et services à des centaines de Cris. Une prospérité douce-amère.

Douce comme l'eau de la rivière La Grande qui se jette dans la baie James en bien plus grande quantité maintenant que d'autres rivières - dont une partie de la Rupert en 2009 - y ont été détournées. Amère comme les effets qu'attribuent les Cris à cet apport artificiel en eau non salée servant à l'alimentation des barrages LG.

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« Les conditions de glace ont beaucoup changé, nous avons eu beaucoup de problèmes », décrit Jimmy Sam, qui dirige l'association des trappeurs de Chisasibi. « C'est devenu un cauchemar pour la motoneige. »

« Nous avons vu un déclin du nombre d'oies, surtout l'automne en raison du déclin de la zostère », une plante aquatique qui sert de nourriture à ces animaux, explique le chef de la communauté de Chisasibi, Davey Bobbish, assis dans son bureau qui donne justement sur la rivière La Grande. « La zostère a besoin d'eau salée pour prospérer. »

Une partie de ces changements sont survenus dès les années 80 et 90, après la construction des premiers barrages - et la diversion de trois rivières vers La Grande. « Ils nous ont dit qu'on n'aurait pas d'impact, et ce n'est pas vrai », même en 2002, assène le chef Bobbish. « On voit plusieurs glissements de terrain maintenant sur le bord de la rivière, de l'érosion. »

L'entente « en valait la peine », conclut quand même Davey Bobbish, de sa voix douce, en évoquant les fonds maintenant disponibles pour le développement économique et communautaire des Cris. « Nous avons une population jeune qui a besoin d'emplois. »

Abel Bosum, dirigeant du Grand Conseil des Cris, est sensiblement sur la même longueur d'onde.

Les fonds dégagés en vertu de la Paix des braves et d'autres ententes signées dans la foulée « ont permis de bâtir [les] communautés plus rapidement que d'autres au Canada », dit prudemment le leader cri. « Avoir des infrastructures, c'est certainement un avantage. » Selon lui, la nation crie se porte mieux qu'il y a 15 ans.

La Rupert ? « C'est le sacrifice que nous avons fait pour obtenir cette entente. »

En plus des fonds transférés à titre de compensation, les entreprises cries ont obtenu « plus de 1 milliard de dollars » d'Hydro-Québec en contrats de toutes sortes lors de la construction des barrages qui ont suivi la Paix des braves, souligne le grand chef.

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À une certaine distance des lieux de pouvoir, une opposition continue de se faire entendre.

Bertie Wapachee dirige maintenant le service de développement chargé d'accompagner des entreprises en démarrage à Chisasibi. Il y a 15 ans, il présidait le conseil d'administration de la régie de santé locale.

À l'époque comme aujourd'hui, il rejette l'utilité de la Paix des braves pour les Cris.

« Pourquoi leur donner une rivière en échange d'argent qu'ils nous devaient déjà ? » - Bertie Wapachee

« La période la plus noire de notre histoire politique », ajoute-t-il, en se souvenant des débats qui faisaient rage dans la région en 2002. Il souligne que la Paix des braves incluait le règlement d'une pléthore de poursuites judiciaires par les Cris qui alléguaient depuis longtemps que Québec violait ses obligations. M. Wapachee pense qu'il aurait mieux valu poursuivre le combat.

« La rivière est changée à jamais, alors que les compensations vont se terminer un jour. En plus, elles maintiennent les gens dans un état de dépendance », dénonce Roger Orr, qui tient un bar sans alcool à Chisasibi, village « sec ». « C'est beaucoup d'argent. Ça comble nos besoins. Avant, il fallait nous-mêmes combler nos besoins. » Selon lui, le taux de décrochage extrêmement élevé chez les Cris en est une conséquence directe : « À présent, il n'y a plus de raisons d'apprendre. »

« L'argent n'est pas tout. Maintenir une indépendance, c'est ce qui permet de se tenir debout », ajoute-t-il.

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Vers 16 h, Davidee Shank, Charlie Cox et Ronnie Lameboy s'éloignent à leur tour du campement des aînés pour chasser. Les jeunes hommes sont à la recherche de petites perdrix (que tout le monde au village appelle « white birds »). Ils ne se gêneront pas pour abattre un caribou s'ils ont la chance d'en rencontrer un.

Avec leurs motoneiges, ils filent sur les rives et s'arrêtent quand leurs regards aiguisés distinguent le blanc des oiseaux sur le blanc de la neige.

Trois perdrix en une petite heure : « Le vent est du mauvais côté », laissent-ils tomber en plumant les animaux encore chauds.

Ils les rapporteront au campement, où Emily Shem et d'autres aînées les prépareront. La chasse et la trappe constituent toujours un apport alimentaire important pour plusieurs Cris. Les autorités de la santé promeuvent d'ailleurs la consommation de ces viandes à la place des produits transformés offerts à l'épicerie.

L'évolution du territoire a aussi un impact sur ce plan. « Les aînés ne veulent plus manger de poisson. Ils disent que le goût n'est plus le même, plus acide », affirme Jimmy Fireman, du Conseil des aînés, sous la tente de toile blanche. Mais combien vaut le goût du poisson ? Et la chasse à l'oie ? Et les huttes à 12 castors ?

«La paix des braves a tout changé»

Du haut des airs, l'immense territoire semble vierge de toute intervention humaine. Un réseau infini de lacs, de ruisseaux et de zones de taïga à donner des migraines au plus vaillant des cartographes. Sous la neige d'avril, un vaste océan blanc constellé d'archipels d'épinettes noires.

Puis, à mesure que l'hélicoptère progresse, l'illusion se dissipe. Une ligne de pylônes ouvre un corridor parfaitement droit. « Sarcelle », un barrage inauguré en 2013, apparaît au milieu de nulle part, comme égaré. L'hélicoptère continue. On distingue des routes d'accès, des digues servant à créer différents réservoirs pour alimenter les ouvrages d'Hydro-Québec. Et l'on comprend que le territoire que l'on croyait sauvage a été harnaché par l'Homme.

Comme Sarcelle, les centrales jumelles Eastmain-1 (2005) et Eastmain-1A (2012) ont été bâties dans la foulée de la Paix des braves. Plus de 1300 nouveaux mégawatts de puissance installée.

Rebecca Diamond ne s'est pas trop mêlée de ces débats politiques. L'électricienne d'appareillage de 42 ans travaille chez Hydro-Québec depuis un peu plus de six mois. Elle est toutefois bien consciente qu'elle a appris son métier et son emploi grâce aux accords qui lient la société d'État à la nation crie : 150 postes (formation incluse) ont été réservés aux autochtones.

La famille de Mme Diamond vient de Waskaganish, mais elle a grandi à La Sarre. Elle a fait partie de la dernière cohorte formée. Elle a obtenu son diplôme en électromécanique l'an dernier, soit quelques années après avoir raccroché.

« J'ai décidé de rentrer à l'école à 32 ans pour finir mon secondaire 5, parce que j'avais arrêté en secondaire 2 », explique-t-elle, l'air timide, dans une salle de réunion de la centrale. On y entend à peine les « groupes » de production d'électricité, reliés à autant de turbines.

Elle porte la chienne orange à bandes réfléchissantes comme tous les ouvriers de la centrale. « Je voulais faire quelque chose pour moi. Réaliser des rêves moi aussi, raconte-t-elle, ajoutant aimer le travail manuel et les outils. Je voulais montrer qu'en étant une femme autochtone, je suis capable. »

Son patron, Rubens Durocher, coordonne avec un collègue une équipe de 71 travailleurs, dont 9 autochtones. Il explique qu'il y a quelques années, certains employés ont mal réagi au fait que des travailleurs autochtones obtenaient leur permanence rapidement alors que les autres syndiqués l'obtenaient selon leur ancienneté.

M. Durocher devrait surveiller son poste, parce que Rebecca Diamond n'a pas l'intention de demeurer au bas de l'échelle longtemps.

« Je suis fière d'être ici, j'ai accompli beaucoup de choses. J'aimerais ça continuer, devenir chef. » - Rebecca Diamond

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La Paix des braves a complètement changé la façon dont Hydro-Québec voit ses projets à la Baie-James, selon un responsable des affaires autochtones et un biologiste au sein de la société d'État.

« La Paix des braves a tout changé. C'est un virage total », a assuré Mathieu Boucher, qui gère les relations avec les différentes nations touchées dans toute la province. Les Cris étaient devenus des adversaires - au moins devant la justice - dans les décennies qui ont suivi l'Accord de la Baie-James de 1975. Ils sont devenus des partenaires, selon M. Boucher.

« On a associé au projet de dérivation de la Rupert des trucs jamais vus au niveau des obligations environnementales et des suivis », a expliqué René Dion, qui parle de « fantasme de biologiste ». L'homme reconnaît que les premières infrastructures bâties à partir de 1975 ont eu des impacts importants sur les Cris, mais ce que les projets post-Paix des braves ont ajouté, « c'est très peu ».

« Il y a un impact sur le plan social : les aînés qui ont connu la rivière [Rupert] auparavant, c'est sûr qu'elle a changé un peu. » - René Dion, biologiste chez Hydro-Québec

« Notamment, on a des dates où on déclenche un débit printanier. Les aînés voient aussi que les structures qu'Hydro-Québec a mises pour maintenir le niveau, ça fait que la rivière répond différemment. Elle répond plus vite qu'avant. »

Quant aux inquiétudes concernant la zostère, M. Dion affirme qu'« il n'y a pas de tendance » claire à la baisse : « il y a de bonnes années, il y a de moins bonnes années », a-t-il affirmé, en soulignant que ses services continuaient à suivre de très près l'évolution de ce végétal. Un comité conjoint avec Hydro-Québec et les Cris a aussi été chargé de ce dossier.

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Puissance installée

36 366 MW: toutes les centrales hydroélectriques d'Hydro-Québec

17 418 MW: centrales d'Hydro-Québec à la Baie-James 

1398 MW: centrales construites dans la foulée de la Paix des braves, en plus de gains pour les autres centrales alimentées par la dérivation de la Rupert

EDOUARD PLANTE-FRECHETTE, LA PRESSE

Les centrales jumelles Eastmain-1 et Eastmain-1A ont conjointement une puissance installée de 1275 mégawatts.