La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) a « presque volé » un enfant inuit à sa mère, tranche un tribunal. Après avoir placé le bébé dans 11 foyers d'accueil en un mois, les intervenants sociaux l'ont confié à une femme qui n'était pas certifiée famille d'accueil et chez qui ils semblent l'avoir oublié durant des années. Plusieurs fois, la mère a demandé où était son fils. Elle n'a jamais eu de réponse.

Un jour de 2011, le poupon a été transporté d'urgence par avion du Nunavik vers un hôpital montréalais. Il n'est pas revenu. Selon la cour, la DPJ a « magouillé » dans le dos de sa mère pour le faire adopter par une famille d'accueil non certifiée à six heures d'avion de sa communauté. Six ans plus tard, l'enfant, né d'une mère inuite et d'un père blanc, n'a eu pratiquement aucun contact avec son côté inuit. Il ne parle pas l'inuktitut, selon des rapports internes de la DPJ.

La juge Lucille Beauchemin, de la Cour du Québec, est cinglante. La Direction de la protection de la jeunesse, dit-elle dans un jugement daté de janvier, a agi de manière « immorale et non nécessaire ». Elle a « abusé de son autorité ». Elle a « presque volé l'enfant à sa mère légale » et a « clairement violé les droits de l'enfant ». Le jugement tombe alors que deux commissions d'enquête publiques se penchent justement sur le travail des services de protection de la jeunesse auprès des communautés autochtones et sur des cas, de plus en plus nombreux à faire surface, de disparition d'enfants inuits et des autres Premières Nations après une hospitalisation.

La magistrate a d'ailleurs exigé que son jugement soit transmis à la Commission d'enquête sur les relations entre les autochtones et les services publics, qui siège depuis plusieurs mois au Québec. Elle ordonne à la DPJ de présenter des excuses écrites à la famille.

ADOPTÉ À LA NAISSANCE

Dans cette histoire, le fil des événements est particulièrement tortueux. Il y a eu, dans la vie du garçon de 7 ans, 14 adresses, 14 travailleurs sociaux et 3 mères : sa mère biologique inuite, sa mère adoptive inuite et sa mère d'accueil.

L'affaire commence en 2011, année de naissance de l'enfant. Nous ne pouvons donner ni son nom ni ceux de sa communauté d'origine ou de sa ville d'accueil. La Loi sur la protection de la jeunesse nous interdit de l'identifier ainsi que ses parents.

Fils d'une mère aux prises avec des problèmes d'alcool et de violence conjugale, le poupon a été adopté à la manière traditionnelle des Inuits par une femme de sa communauté. Sa mère adoptive est alors officiellement devenue sa mère aux yeux de la loi. L'enfant avait 2 semaines.

Un mois plus tard, la mère adoptive s'est adressée à la DPJ pour que les services de protection de l'enfance prennent en charge le bébé. C'est ici qu'un premier flou s'installe.

La mère adoptive a raconté, lors de son témoignage à la cour itinérante du Nunavik à la fin de 2017, que la mère biologique la harcelait quotidiennement et qu'elle n'en pouvait plus. Nous avons obtenu un enregistrement du témoignage. On y entend la femme assurer qu'elle ne voulait « qu'une semaine de repos ». « Je ne savais pas qu'il serait placé », dit-elle.

Dans leurs rapports internes, cités par la juge Beauchemin, les versions des travailleurs sociaux varient sur ce même événement. Un des rapports indique que la mère adoptive « ne veut plus être impliquée pour ne pas avoir de problèmes avec la mère biologique ». Qu'elle « ne veut plus l'enfant. Elle abandonne ». Un autre dit : « Elle veut qu'on aille chercher le bébé. » On indique qu'elle a demandé à plus d'une reprise que les autorités s'occupent du petit, refusant carrément de le garder chez elle. Quelques semaines plus tard, un travailleur social écrit : « Elle veut garder le bébé à la fin de l'intervention. Elle ne veut pas qu'il reste avec la DPJ. » Puis dans un rapport de 2015 : « Elle a dit que c'était difficile de s'occuper de l'enfant et qu'elle voulait une pause d'une semaine. »

UN MOIS, 11 FAMILLES

Quels que soient les faits, le poupon a été pris en charge par l'État. Entre mars et avril 2011, il a séjourné dans 11 foyers d'accueil dans son village. Les menaces de la mère biologique et les pleurs incessants de l'enfant, atteint d'une malformation cardiaque, ont découragé plusieurs parents. La juge Beauchemin reproche aux travailleurs sociaux de ne pas avoir informé les familles d'accueil que le poupon était malade et qu'il avait besoin de médicaments.

Le 17 avril, il a été évacué d'urgence vers Montréal. Sa mère adoptive a été avisée par la DPJ. C'est elle, en tant que parent légal, qui a autorisé le transfert. « Je croyais qu'il reviendrait », a-t-elle raconté par la voix d'un interprète anglais-inuktitut. Elle n'a jamais revu son fils.

Sur le chemin du retour, une travailleuse sociale a profité d'une escale dans une ville de région que nous ne pouvons nommer pour confier le bébé à une mère d'accueil. La femme avait manifesté quelques semaines plus tôt son désir d'être famille d'accueil. Elle n'a pas été évaluée par les services sociaux et aucun tribunal n'a autorisé un placement à long terme chez elle.

C'est en 10 minutes, sur le tarmac de l'aéroport, qu'on lui a remis le bébé. 

«  [L'intervenante] me l'a juste mis dans les bras. Elle a sorti des choses d'une valise et elle me les a donnés. Elle m'a donné une enveloppe, un sac de vêtements. Ç'a été assez vite », dit la mère d'accueil lors de son témoignage à la cour, dont nous avons obtenu l'enregistrement.

On lui a dit qu'il s'agissait d'un placement de 30 jours. Six ans plus tard, l'enfant habite toujours avec elle.

Les premiers mois, c'est la mère d'accueil qui a dû contacter la travailleuse sociale pour obtenir une copie de l'ordonnance médicale du poupon. Elle a eu quelques contacts téléphoniques avec les intervenants sociaux, qui l'ont avisée que le placement serait prolongé. Puis, plus aucune nouvelle jusqu'en avril 2013, où on lui a annoncé qu'elle pourrait adopter le petit. Autre silence radio entre 2013 et 2015, alors qu'elle a demandé une carte d'assurance maladie pour inscrire le petit garçon à l'école. La première visite d'un représentant de la DPJ chez elle a eu lieu en 2016. La cour a été saisie du dossier en 2017.

« Cet enfant est né sous une bonne étoile. Il aurait pu être donné à n'importe qui sans qu'on sache où il était, et ça fait peur », a martelé l'avocate représentant le garçon, Me Cassandra Neptune, lors de l'audience de 2017. Heureusement, note la juge, « l'enfant va bien sous la garde de madame. Autant la famille maternelle que la famille paternelle le considèrent comme un membre à part entière de la famille ».

UNE MÈRE SANS NOUVELLES

Pendant toutes ces années, au Nunavik, la mère adoptive a été tenue dans le noir. Les rapports des intervenants sociaux cités dans le jugement font état d'au moins cinq fois où elle a demandé à voir le garçon ou à lui parler.

« J'ai demandé plusieurs fois à le voir. J'appelais la DPJ. Ils ne me rappelaient jamais. Ils ne me répondaient jamais quand je demandais où il était, a-t-elle témoigné l'an dernier. Je voulais savoir quand il reviendrait, mais ils n'avaient pas de réponse. Ils disaient qu'ils ne savaient pas. »

Lorsqu'une avocate lui a demandé ce qu'elle espérait, elle a répondu en pleurant.

« Je veux le ravoir. J'aimerais ravoir mon enfant. J'aimerais le visiter pour qu'on s'habitue l'un à l'autre et qu'on puisse vivre ensemble », laisse entendre la mère adoptive.

Cela n'arrivera pas. La femme a perdu tous ses droits sur l'enfant. Selon la juge, la DPJ a « magouillé » et mis de la « pression indue » pour faire signer à la mère adoptive des documents redonnant à la mère biologique les droits légaux sur le bébé, parce que cette dernière était ouverte à la possibilité qu'il soit adopté ailleurs, alors que la mère adoptive ne voulait pas. Elle a tout de même signé en 2015.

« Deux femmes sont venues. J'ai dû signer des papiers. C'était la troisième fois qu'on me le demandait. On me disait que je devais signer un papier pour l'adoption générale. J'ai refusé parce que je voulais mon enfant avec moi, a témoigné la mère adoptive. Ils ne m'ont pas laissé bien voir les papiers. Dès que j'ai signé, elles sont parties. Elles ne m'ont pas expliqué pourquoi. Je sais que des enfants sont enlevés à leurs parents par la cour jusqu'à leur majorité. Je croyais que, malheureusement pour moi, je devais signer un papier pour laisser la DPJ placer mon enfant jusqu'à sa majorité. »

Malgré le cafouillage, la cour a confirmé en janvier le placement du garçon dans sa famille d'accueil actuelle. « La DPJ a délibérément laissé la situation aller et devenir un état de fait où l'enfant a vécu avec sa mère d'accueil pendant un nombre significatif d'années et qu'il a développé un lien fort avec elle. Il serait préjudiciable à l'enfant de le retirer de là », lit-on.

Jointe mardi par La Presse, la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik, responsable de la DPJ dans le Nord, a refusé de répondre à nos questions. « Il n'y aura aucun commentaire sur ce jugement. [...] Compte tenu de la caractérisation (petite communauté) de notre population, il est impossible de divulguer des renseignements sans permettre l'identification des personnes impliquées », a indiqué dans un courriel Anne Sellès, agente de communication.