Le crime organisé se prépare déjà à affronter la concurrence des entreprises et des sociétés d'État qui seront autorisées à vendre du cannabis à des fins récréatives au pays à compter de juillet en réduisant de manière marquée le prix de vente de cette drogue, afin de protéger son emprise sur le marché noir.

Le phénomène est tel que certaines provinces sont déjà en train de revoir à la baisse la fourchette de prix de vente d'un gramme de cannabis qu'elles envisageaient au départ afin d'être en mesure de rivaliser avec les cartels du marché noir, a appris La Presse hier soir.

Selon Statistique Canada, le prix de vente du cannabis s'élevait à 6,85 $ le gramme sur le marché noir en janvier, une diminution appréciable en comparaison du prix moyen 7,48 $ en 2017 et de 8,12$ en 2016, toujours selon les estimations de Statistique Canada.

En janvier, l'agence fédérale a décidé de créer un portail d'autodéclaration qui invite les Canadiens à indiquer sous le couvert de l'anonymat le prix qu'ils ont payé la dernière fois qu'ils se sont procuré du cannabis afin d'être en mesure de mieux suivre l'évolution des prix de cette drogue sur le marché noir à l'approche de l'entrée en vigueur du projet de loi C-45 légalisant le cannabis. Durant la période du 25 au 31 janvier, les répondants ont soumis 5882 prix d'achat. Le prix moyen déclaré durant cette période était donc de 6,85 $ le gramme pour tous les produits du cannabis. La majorité des répondants (59 %) ont aussi indiqué consommer quotidiennement du cannabis.

« On s'attendait à ce que le crime organisé réagisse comme cela. Et il faut s'attendre à ce qu'il continue de réduire les prix. Cela veut dire que les provinces ne pourront pas exiger un prix supérieur à 7 $ le gramme, taxes comprises, si on veut véritablement s'attaquer à l'emprise du crime organisé sur le marché du cannabis, une fois que ce sera légalisé », a indiqué une source gouvernementale qui a requis l'anonymat.

Cela voudra aussi dire que les provinces devront coordonner la fourchette des prix, surtout les provinces limitrophes, pour ne pas alimenter la contrebande du cannabis entre elles, a ajouté cette source gouvernementale.

Enfin, cela voudra aussi dire que les provinces pourraient cogner à la porte du gouvernement fédéral pour exiger une révision de l'entente sur le partage de la taxe d'accise en vertu de laquelle Ottawa s'est engagé à verser 75 % des revenus de cette taxe et d'en conserver le reste. Cette entente a été conclue en décembre et vise à aider les provinces à financer les coûts accrus en matière de sécurité et de prévention découlant à la légalisation du cannabis. Au terme de cette entente, Ottawa avait indiqué que le cannabis légal devrait être vendu environ 10 $ le gramme, somme qui devait comprendre la taxe d'accise de 10 %. On estimait alors que les ventes de cannabis devaient générer des revenus de l'ordre de 400 millions de dollars par année, dont 300 millions iraient dans les coffres des provinces.

À Québec, le gouvernement Couillard avait évoqué une fourchette de 7 à 9 $ pour le prix de vente d'un gramme de cannabis. En Ontario, le gouvernement de Kathleen Wynne avait pour sa part envisagé un prix de 10 $ le gramme.

« Une fois que la marijuana sera légale, il ne faut pas avoir un doctorat en économie pour penser que ça va exercer une pression à la baisse sur les prix. [...] Ce n'est qu'un début. Le marché noir tente par tous moyens d'avoir un prix plus bas que le marché légal. [...] Si on n'est pas capables d'accoter le prix sur le marché illégal, on va passer à côté de l'objectif », a ajouté notre source gouvernementale.

Au bureau de la ministre fédérale de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, qui pilote ce dossier au sein du gouvernement Trudeau, un porte-parole, Thierry Bélair, a indiqué que les provinces avaient toute la latitude pour fixer le prix qu'elles jugent adéquat pour faire échec au crime organisé.

« Le projet de loi sur le cannabis est conçu pour permettre la mise en place d'un marché légal concurrentiel, capable de déloger le crime organisé, et ne fixe aucun prix », a dit M. Bélair dans un courriel à La Presse.

À Québec, une porte-parole du ministre des Finances Carlos Leitão, Audrey Cloutier, a indiqué hier soir que le gouvernement du Québec n'avait pas encore arrêté sa décision quant au prix qui serait exigé.

« Les travaux et analyses nécessaires à la détermination du prix sont en cours. À ce stade-ci, il serait donc prématuré de confirmer le prix de vente. Le prix devra représenter un juste équilibre entre la compétitivité et le marché noir sans toutefois encourager la consommation », a dit Mme Cloutier dans un courriel à La Presse.

Pour le sénateur conservateur Claude Carignan, qui est le critique de l'opposition au Sénat du projet de loi C-45 visant la légalisation du cannabis, il appert que l'argumentaire du gouvernement Trudeau ne tient pas la route.

« Le gouvernement fait totalement fausse route. Sa stratégie ne fonctionnera pas. Si le prix baisse, cela signifie que le marché noir va s'adapter pour continuer à opérer, contrairement à ce que disait le gouvernement libéral. Cela veut dire aussi que les revenus qu'escomptaient les provinces et le fédéral en taxes ne seront pas au rendez-vous. Et en bout de piste, cela va augmenter la consommation du cannabis parce qu'un prix qui baisse partout, c'est plus attirant pour les consommateurs », a affirmé le sénateur Carignan.

M. Carignan aussi souligné que le crime organisé offre un rabais aux consommateurs selon la quantité qu'ils achètent. « Quand ils achètent une grande quantité, ils ont droit à un escompte de volume », a-t-il indiqué, ce qui représente un casse-tête de plus aux provinces qui tentent de fixer un prix adéquat pour faire échec au crime organisé.