Le froid extrême qui a frappé l'Amérique du Nord au cours des dernières semaines a eu un effet insoupçonné sur la navigation. Cinq navires sont restés coincés pendant six jours dans la Voie maritime du Saint-Laurent, forçant une petite armée d'employés à travailler nuit et jour avec des machines à vapeur pour mettre fin à une crise inédite.

L'incident

Le 1er janvier, le Federal Biscay, un vraquier de 200 mètres qui apportait du soya au port de Montréal en provenance de l'Ontario, est resté coincé à cause de la glace à l'écluse de Snell, à l'ouest de Cornwall, du côté américain de la Voie maritime. En amont, quatre autres navires qui descendaient le fleuve ont été forcés de s'ancrer en attendant que le bâtiment en mauvaise posture soit libéré. « C'est le genre d'opération qui fait normalement perdre une journée au maximum, mais là, à cause du froid extrême, ça a été beaucoup plus complexe. C'était un véritable combat contre les forces de la nature », indique Sébastien Mercier, du syndicat des employés de la Voie maritime (Unifor, section locale 4320), dont les membres ont participé à l'opération. Le navire est finalement resté pris pendant six jours, jusqu'au 6 janvier, malgré plusieurs tentatives de le décoincer.

Travail nuit et jour

La Voie maritime devait en principe fermer pour l'hiver le 31 décembre, mais en attendant que le Federal Biscay et les quatre autres navires puissent reprendre leur route, des dizaines d'employés ont dû travailler nuit et jour à déglacer les écluses situées en aval pour s'assurer que la glace ne les rende pas inutilisables jusqu'au printemps. Des bateaux-remorqueurs équipés de « couteaux » verticaux ont été utilisés pour racler les murs de béton et les dépouiller de la glace, et des machines à souffler de la vapeur sont venues en renfort pour dégager les portes étanches. « Il fallait maintenir les écluses opérationnelles 24 heures sur 24. Si on avait laissé la glace prendre le dessus, les portes auraient refusé d'ouvrir et les ponts n'auraient pas levé », indique M. Mercier. Encore hier soir, des employés s'affairaient à l'écluse de Sainte-Catherine à dégeler les installations avec de la vapeur.

14 cm de marge de manoeuvre

Il a suffi de bien peu de glace sur les murs de l'écluse de Snell pour provoquer l'incident. Conçu expressément pour franchir les 15 écluses de 24 m de large qui séparent Montréal des Grands Lacs, le Federal Biscay, un bâtiment récent datant de 2015, mesure précisément 23,76 m de largeur. « Ça laisse une marge de manoeuvre de quelques centimètres de chaque côté. [...] Il suffit de pas grand-chose pour que ça bloque, et c'est précisément ce qui s'est produit », explique Sébastien Mercier. Incapables de faire bouger le bâtiment, les travailleurs au sol ont projeté de la vapeur brûlante sur les parois gelées de l'écluse, pendant que trois bateaux-remorqueurs très puissants tentaient de tirer le navire avec des câbles. Des bulles d'air ont aussi été injectées sous l'eau pour faire soulever la glace. Le bâtiment a finalement commencé à bouger samedi matin. « C'est du jamais-vu, c'est complètement exceptionnel qu'un bateau reste pris aussi longtemps. En 10 ans de couverture, je n'ai jamais vu une telle chose », affirme Michael Folsom, éditeur du blogue spécialisé The Ship Watcher, qui a publié plusieurs photos de l'incident.

Bons emplois

En plus des ouvriers au sol, trois remorqueurs québécois ont participé aux manoeuvres. Ils escortaient encore hier après-midi le Federal Biscay, qui se dirigeait tranquillement vers le port de Montréal. « La bonne nouvelle, c'est que ça a aidé à maintenir pendant quelques jours de très bons emplois qui s'arrêtent normalement avec la fermeture de la Voie maritime pendant l'hiver », estime Patrice Caron, vice-président du Syndicat international des marins. Les armateurs doivent normalement payer des droits plus élevés pour utiliser les écluses en hiver, mais une partie des frais engendrés par la situation devraient être absorbés par la Corporation de gestion de la Voie maritime du Saint-Laurent. « Les gens ne réalisent pas à quel point le transport maritime est important. Si un tel blocage était survenu en plein été, au plus fort de la circulation, plusieurs magasins auraient vite manqué de plusieurs denrées. C'est le genre d'événement qui nous fait réaliser à quel point le transport maritime est une machine silencieuse extrêmement bien huilée », commente Michael Folsom. Normalement, les écluses devraient rouvrir à la navigation commerciale autour du 15 mars.

Photo Olivier Pontbriand, La Presse

Hier soir, des employés s'affairaient à l'écluse de Sainte-Catherine à dégeler les installations avec de la vapeur.