« Vivre à Alep, c'était impossible. Nous avions le choix entre mourir et mourir », lance Nancy Gergy. Devant ce dilemme insoluble, elle et son mari Sako ont choisi l'exil. Ils ont fait le deuil de leur Syrie natale, de leur famille et de leur carrière. En février dernier, ils ont débarqué à Montréal avec leur fils et la mère de Sako. Un véritable saut dans le vide comme celui que vivront ce soir des dizaines de réfugiés. Leur conseil : « ne jamais abandonner ».

« La plus grande difficulté, c'est de tout recommencer du début », explique Sako Sanjan, un grand gaillard de 40 ans qui nous reçoit dans le modeste appartement familial de l'arrondissement de Saint-Laurent. Dans son ancienne vie, dans la métropole commerciale d'Alep, maintenant en ruines, il était bijoutier. Or, argent, diamant : les pierres et les métaux précieux n'avaient pas de secret pour lui. Mais à Montréal, impossible de se trouver du travail dans ce domaine hyperspécialisé, surtout qu'il ne parle pas encore français. « Mais j'aime mieux vivre ici et recommencer à zéro que de mourir », résume-t-il. En attendant, il est forcé de travailler à temps partiel dans un entrepôt.

Sa femme, Nancy Gergy, elle aussi Syrienne d'origine arménienne, était auparavant professeure d'anglais et assistante d'un professeur à l'université. Mais à l'hiver 2013, la guerre était maintenant à leurs portes, les édifices voisins étaient bombardés jour après jour. Vivre en Syrie était devenu impossible. Ils sont alors partis au Liban, où ils ont habité deux ans. « S'il n'y avait pas eu de guerre, je serais restée là. J'avais une belle vie, du travail. Nous ne serions pas partis », raconte-t-elle, nostalgique.

Apprendre le français

Depuis le mois d'avril, Nancy Gergy, 33 ans, étudie le français à temps plein dans un programme de francisation subventionné par le gouvernement. Sa vie au Québec a été bouleversée par son apprentissage du français. « Quand j'ai commencé à parler français, tout le monde a été gentil et compréhensif avec moi ! C'est pour ça que je recommande aux réfugiés de ne pas travailler tout de suite et d'apprendre le français.

« Je n'étais pas prête à ces changements. Je dois apprendre le français, je dois trouver du travail. Et je ne sais pas si je vais trouver du travail, c'est inquiétant », s'alarme Nancy, dans un très bon français. Maintenant que les bruits des explosions ne sont qu'un mauvais souvenir, une nouvelle angoisse la ronge : celle de ne pas trouver d'emploi. « Les premiers mois étaient comme une lune de miel ! Nous avons découvert le Canada. Le vrai choc, c'est maintenant. Quand tu cherches du travail et que tu ne connais personne ici. »

Malgré tout, la jeune mère de famille est déterminée à se trouver du travail quand elle terminera ses cours de français à temps plein en février prochain. Pas question de devenir un « fardeau pour le pays », assure-t-elle. Toutefois, si son mari et elle ne décrochent pas d'emploi au Québec, ils plieront bagage à contrecoeur pour Toronto. « Si je peux travailler comme professeure ici, c'est bien mieux ! Je me suis habituée à vivre ici », dit Nancy.

Il y a 10 mois, ils sont arrivés à l'aéroport de Montréal, parrainés par l'organisme à but non lucratif Hay Doun. Ce soir, près de 200 réfugiés syriens poseront le pied au Canada, loin des camps de réfugiés, de la guerre et de l'angoisse, prêts à tout recommencer. Que doivent-ils savoir pour survivre à cet exil ? « Je leur dirais que tous les jours, ils vont avoir des hauts et des bas, mais de ne jamais abandonner. Il faut prendre ça une étape à la fois. Il faut apprendre le français et non pas commencer tout de suite à travailler, parce que quand tu apprends le français, tu peux avoir de meilleures opportunités », soutient Nancy.

Alors que leur fils Nareg, 5 ans, colorie patiemment un père Noël dans un livre, près de ses parents, sa mère raconte comment elle s'est sentie en arrivant à Montréal, le 17 février dernier. « J'étais devant l'idée qu'il n'y avait pas de guerre et que je pourrais recommencer à zéro. Tu as 33 ans et tu dois recommencer à zéro, encore une fois. » Assis à ses côtés, son mari Sako prend la parole, dans un anglais hésitant. « La plus grande difficulté, c'est de tout recommencer du début », dit-il, le regard perçant.

Même s'ils caressent le rêve de reprendre un jour leur ancienne vie, là où elle s'est abruptement arrêtée, Sako et Nancy savent que leur avenir est ici, au Canada - et, s'ils se trouvent du travail ici, à Montréal. Où se voient-ils dans cinq ans ? « Je veux m'établir ici et prendre un prêt pour acheter une maison », rêve Nancy. Comme des dizaines de milliers de personnes chaque année, ils auront alors réussi l'impensable : recommencer leur vie à zéro, en français, ici, au Québec.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Sako Sanjan