Entre 2008 et 2013, le nombre d'élèves inscrits dans les écoles publiques laïques du conseil Viamonde, la commission scolaire francophone qui veille sur une bonne partie du sud de l'Ontario, dont Toronto, a augmenté de presque 74 %.

Partout, francophones et même anglophones en parlent, la présence francophone à Toronto est en boum, nourrie par l'arrivée de nouveaux francophones du Québec, mais aussi d'Europe et d'ailleurs dans le monde.

«Dans la rue, on entend clairement plus parler français que lorsque je suis arrivée en 2010», constate Lyne Boily, animatrice de L'heure de pointe, émission du retour francophone à la radio de Radio-Canada à Toronto. Mme Boily, qui arrivait du Saguenay, peinait alors à trouver des croissants, de la baguette, petites gâteries auxquelles le Québec l'avait habituée. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, dit-elle. «Ce n'est pas Paris, entendons-nous, mais tout ça maintenant se trouve facilement.»

Toronto serait-il en train de se «francophoniser» et de se «francophiliser»?

Ou les deux?

«Moi, j'adore le fromager en bas de ma rue. Vous le connaissez? Thin Blue Line. Un Québécois dont l'entreprise marche super bien», lance John Helston, anglophone, dans un français impeccable. Des histoires comme ça, on en entend beaucoup. «Il y a vraiment de plus en de plus de francophones à Toronto, et ils en transforment la réalité», ajoute sa femme, Sarah VanDuzer.

Le quotidien des Torontois se parsème de touches francophiles et francophones.

«Il y a une réelle effervescence culturelle», affirme Lyne Boily. Côté théâtre, côté musique, côté cinéma même. L'Alliance française fait construire une nouvelle salle de spectacle, les productions se multiplient chez Les Indisciplinés, Scuderia, au théâtre La Tangente ou tout simplement au Théâtre français de Toronto. Les artistes francophones qui chantent en anglais reviennent vers le français. Mme Boily pense à la chanteuse Andrea Ramolo ou à Julie Crochetière, ou même au duo Scarlett Jane. Toronto a aussi maintenant son festival de cinéma francophone, note le réalisateur québécois Jim Donovan, qui y a déménagé il y a quelques années.

«Je chante dans les bars et j'ajoute toujours deux ou trois chansons en français, et les gens viennent me voir pour me remercier, me dire que c'est hyper charmant, qu'ils aimeraient parler mieux français», raconte Trish Foster, chanteuse installée depuis deux ans dans la capitale ontarienne.

Pour le conseil scolaire Viamonde, cette présence française en croissance est indéniable. «Les chiffres sont clairs», explique Claire Francoeur, porte-parole de Viamonde. Entre 1998 et 2013, le nombre d'élèves dans les écoles a pratiquement doublé. Les statistiques sont encore toutes petites si on les compare au Québec - on parle de passer de 5000 à 10 000 élèves grosso modo -, mais la tendance est lourde.

Mme Francoeur explique que la demande vient de partout. Des Québécois qui s'installent en Ontario. D'immigrants provenant de pays francophones. D'immigrants provenant de partout au monde, mais dont un des parents est francophone. Et de familles anglophones qui veulent que leurs enfants aient une éducation en français.

Pour avoir accès à ces écoles, les élèves doivent venir de famille où les parents ont été scolarisés en français. Ou alors, ils doivent démontrer leur capacité à fonctionner en français. «Si un enfant n'est pas assez francophone pour s'intégrer à la classe, on ne rend service à personne», explique Mme Francoeur. Autrement, tout le monde est bienvenu. La popularité de ces écoles est telle que le conseil scolaire entend en ouvrir trois nouvelles dans la région métropolitaine de Toronto en 2015 et 2016, et six dans tout le sud de l'Ontario.

«Ce qu'il faut comprendre, c'est que cette croissance est vraiment diversifiée», ajoute John Halston, grand anglo francophile dont les deux filles sont scolarisées en français. Les Franco-Ontariens traditionnels, issus de familles installées en Ontario depuis des générations et des générations, sont un groupe francophone parmi d'autres.

«Je dirais que, depuis que je suis arrivée, il y a huit ans, j'ai rencontré beaucoup plus de Français que de Québécois», indique Sandrine Kwan, fille de Drummondville d'origine malgache et chinoise, aujourd'hui propriétaire de l'Atlas Espresso, rue Front.

Évidemment, un des secteurs où la présence française se fait sentir est celui des restaurants. Plusieurs des chefs qui ont marqué la scène gastronomique torontoise sont d'origine française, en commençant par Marc Thuet, qui a révolutionné le croissant dans la métropole, ou alors Jean-Pierre Challet, d'Ici Bistro. Mais aujourd'hui, cette francophilisation se poursuit avec de jeunes entrepreneurs comme la populaire pâtissière Nadège Nourian ou Henri Freasson, dont le café Bonjour Brioche, dans Leslieville, est depuis 15 ans un centre névralgique du quartier, l'endroit privilégié où manger des viennoiseries à la française et de bonnes omelettes.

Être francophone à Toronto, actuellement, a clairement un certain cachet, ajoute Jim Donovan, réalisateur québécois installé à Toronto depuis quelques années. Dans son milieu professionnel, du moins, c'est clair. Le fait que des artistes comme Denis Villeneuve ou Jean-Marc Vallée fassent rayonner le Québec à l'étranger avec leurs films a donné une crédibilité accrue aux gens issus de la société distincte qui parlent le français.

«Ce n'est pas vrai que les gens ici se fichent du français, dit-il. C'est impressionnant, le nombre d'enfants qui sont en immersion.» Il y a une grande ouverture, ajoute le réalisateur. «Beaucoup de francophilie... C'est un bon moment pour être francophone à Toronto.»

Anglos et francophiles

Mon collègue du National Post Peter Kuitenbrouwer, anglophone québécois né de parents néerlandais, élève ses enfants en français. Même si leur mère canadienne-anglaise, élevée en partie aux États-Unis, ne parle pas la langue de Loco Locass, le couple a fait le choix d'envoyer ses enfants à l'école publique en français. « Je nous appelle les franco-phonies », dit-il, un jeu de mots qui pourrait se traduire par: « Nous sommes des franco-faux-nes. » Des anglophones qui font un effort soutenu et délibéré pour s'assurer que leurs enfants parlent couramment le français.

Lorsque j'appelle dans la famille de Sarah VanDuzer pour demander une entrevue, pas question de parler anglais au téléphone. « Venez à la maison, lance-t-elle dans un français impeccable. Toute la famille est là pour vous parler en français. »

Comme son mari, John Helston, Mme VanDuzer est francophile à mort. Le couple s'est rencontré à Aix, lorsque les deux Ontariens étudiaient le français en Provence. Leurs deux filles, Claire, 11 ans, et Simone, 15 ans, ont été scolarisées en français, la famille a pris deux années sabbatiques dans le sud de la France. Au moment de notre rencontre, il est question que Sarah quitte son poste au sein du ministère de l'Éducation ontarien pour aller travailler dans le réseau scolaire francophone, en français. Et le défi lui plaît. 

Contrairement à la famille Kuitenbrouwer où le papa anglophone parle uniquement en français à ses enfants, les membres de la famille Helston-VanDuzer parlent anglais quand ils sont ensemble. Mais ils se tournent vers le français dès que l'occasion s'y prête.

Même les ados embarquent. « Je trouve ça super bien de parler français, dit Simone. C'est très utile. Et dans mon environnement, c'est de plus en plus cool. »

« Je dois avouer que, dans mon école, on parle français, mais à la récréation, c'est 65 % en anglais », ajoute Claire, la plus jeune. Et le problème, ajoute-t-elle, c'est que les professeurs font des anglicismes. Mais aime-t-elle parler français? « Bien sûr », répond-elle avec un sourire. Surtout quand toute la famille part en vacances dans un petit village des Hautes-Alpes...

Un effort de tous les jours

Il n'est pas facile, admet la famille, d'apprendre parfaitement à parler une langue quand on n'est pas baigné dans sa culture. Les programmes d'immersion pour écoliers anglophones en milieu francophone sont hyper populaires. Les écoles francophones publiques se multiplient. « Mais l'impact de l'immersion se perd très rapidement après l'âge de 11 ou 12 ans », note M. Helston, ancien professeur de langues au secondaire, aujourd'hui administrateur d'une grande école.

On est à Toronto où tout se passe en anglais. Oui, il y a de plus en plus d'activités culturelles françaises; oui, il y a Radio-Canada; oui, il y a des services publics en français avec accès notamment à des travailleurs sociaux francophones, réalité importante pour les immigrants d'Afrique ou du Maghreb qui parlent peu anglais en arrivant. Mais maintenir un bon niveau de français pour un anglophone, même amoureux de la langue, est un effort de tous les jours.

Chez les Kuitenbrouwer, la grande Tallulah, 15 ans, qui est maintenant dans une école anglophone après avoir fait tout son primaire en français, a peur de perdre la langue, même si elle la parle à la maison. « Venez nous voir et nous parler en français, dit-elle. C'est la meilleure façon de continuer. »