L'étau se resserre autour des fuyards ultraorthodoxes de Lev Tahor. Prêtes à défier de nouveau la Cour du Québec, qui les a encore convoquées ce matin, deux familles risquent de voir leurs 14 enfants ciblés par des «ordres de rechercher et ramener», dans le but de les forcer à rentrer à Sainte-Agathe-des-Monts afin que la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) continue son suivi. S'ils sont absents, les parents pourraient être accusés d'outrage au tribunal.

D'après nos sources, Immigration Canada s'intéresse aussi à d'autres membres du groupe, qui pourraient être entrés illégalement au pays à partir des États-Unis.

«Les deux pères pensent se présenter au palais de justice pour s'expliquer, mais pas les mères et les enfants, parce que les lois québécoises ne les concernent plus. Jeudi, ils s'installeront dans leurs appartements», a déclaré un fils du leader Schlomo Helbrans, Nachman, lorsque La Presse l'a joint en Ontario, mardi matin.

«Ils ne peuvent pas se présenter, a-t-il ajouté. Ce serait terrible. La DPJ voudrait sûrement se venger et prendre leurs enfants.»

La première famille en cause compte neuf enfants de 6 mois à 14 ans. La seconde, cinq enfants de 9 à 17 ans. Leurs parents devaient les amener au palais de justice de Saint-Jérôme dès la semaine dernière. Ils ont plutôt fui les Laurentides en pleine nuit, avec le reste de leur communauté, qui tente de refaire sa vie à Chatham-Kent, en Ontario.

Le dernier rebondissement date de lundi, quand la Cour du Québec a décrété qu'elle n'avait pas perdu son autorité pour autant, qu'il ne fallait pas priver les enfants de leurs droits et que les familles devaient donc revenir pour qu'on décide de leur sort.

«S'il le faut, nous porterons la décision en appel pour défendre notre liberté de religion», prévient Nachman Helbrans.

Son groupe a choisi l'Ontario, car il croit que les lois y sont plus permissives et que le ministère de l'Éducation y est plus ouvert à l'enseignement à la maison.

Cela n'empêche pas le gouvernement ontarien de fixer des balises, préviennent divers juristes.

Lacunes dans l'éducation

Les gens de Lev Tahor attribuent leurs ennuis au fait qu'ils refusent d'enseigner la théorie de l'évolution, contraire à leurs croyances. Selon la DPJ, les enfants avaient des lacunes bien plus inquiétantes en mathématiques (ils étaient incapables d'additionner ou de soustraire à l'âge de 10 ans). Ils ne parlaient ni français ni anglais - seulement le yiddish - et étaient trop isolés.

Toujours selon la DPJ, certains enfants dormaient dans des draps souillés d'urine, dans des maisons pleines de déchets, et souffraient de maladies de peau.

«Nous sommes très propres», se sont toutefois indignés des jeunes du groupe, rencontrés dans leurs rues désertes la semaine dernière. Ils ont alors affirmé que les boîtes éventrées et les sacs noirs qui jonchaient leurs balcons sont apparus à la suite de leur déménagement éclair.

Moisissures et rituels sadiques

En Israël, mardi, un comité du Parlement a passé des heures à écouter des familles éplorées (voir autre texte). La nourrice d'un couple de la famille d'Helbrans a dit avoir découvert des champignons sur les jambes d'une petite fille. «Elle portait des vêtements pleins de moisissures. C'est l'odeur qui se dégageait d'elle», indique le site ynet.co, qui rapporte ses propos.

Un autre témoin a parlé de peau pelée et rouge comme un morceau de viande crue. D'autres évoquent la prise de médicaments psychiatriques, des coups de barre de fer et des rituels sadiques.

«Des enfants sont roulés dans la neige ou plongés dans de l'eau glacée en plein hiver. Ils sont forcés de jeûner», affirme en entrevue Omed Twik, un Israélien qui tente de retrouver ses neveux et nièces.

«Nous avons parlé à plusieurs Canadiens prêts à nous aider, mais vos lois sociales ne sont pas assez strictes», dit-il, découragé à l'idée «de tout reprendre à zéro avec les Ontariens, alors que les enfants ont déjà tellement souffert».

«Au Canada comme en Israël, on ferme trop facilement les yeux sur les problèmes des communautés repliées sur elles-mêmes», conclut-il.

En Israël, en 2011, une autre famille a tenté de faire retirer ses neveux et nièces d'une section de Lev Tahor installée à Beit Shemesh. Elle a finalement perdu sa cause. En effet, comme au Québec, les allégations les plus extrêmes n'ont jamais été prouvées.

Au fil des ans, plusieurs familles new-yorkaises ou israéliennes ont tenté de prendre les choses en main. Selon diverses sources, elles ont envoyé des émissaires ou se sont rendues elles-mêmes à Sainte-Agathe, dans l'espoir d'arracher leurs proches aux groupes.

«Il y a eu des fauteurs de troubles il y a quelques semaines, mais ils n'ont pas réussi», affirme Nachman Helbrans.

De son côté, l'Agence des services frontaliers du Canada a refusé de commenter ou de confirmer «à ce stade» son implication dans le dossier.

Pas simple de faire appliquer la loi du Québec en Ontario

Qu'arrivera-t-il aux familles de Lev Tahor si elles boudent le tribunal ce matin? Les juristes ne s'entendent pas tout à fait. D'après un avocat bien au fait de la Loi sur la protection de la jeunesse, quand les parents fuient, la DPJ ne peut récupérer les enfants hors Québec. Elle doit espérer leur retour éventuel - à moins d'une affaire assez grave pour entraîner des accusations d'enlèvement ou, à la rigueur, des accusations d'outrage au tribunal.

Selon Jeffrey Talpis, professeur de droit international privé à l'Université de Montréal, les jugements québécois peuvent fort bien être respectés en Ontario, même s'ils ne sont pas reconnus automatiquement. «On ne peut s'attendre à ce que la police ontarienne procède à des arrestations sur-le-champ, même en cas d'outrage au tribunal», dit-il. Mais la DPJ pourrait demander aux autorités ontariennes de convoquer les familles devant un tribunal ontarien et y déposer son jugement pour qu'un juge ordonne leur retour au Québec.

Pour l'instant, la DPJ des Laurentides attend la décision des services de protection de l'enfance ontariens quant aux interventions requises.

Lorsque deux adolescentes israéliennes ont été renvoyées à Jérusalem en 2011 - leurs proches craignant que leur visite à Sainte-Agathe ne se transforme en mariage forcé -, ce sont les centres de la jeunesse et de la famille Batshaw qui leur avaient trouvé des interprètes et des familles d'accueil. «Nous n'avons pas reçu d'appel cette fois-ci, indique Howard Nadler, cadre et conseiller au centre. Mais nous sommes prêts à aider au besoin.»

Il y a quelques mois, cinq enfants de la communauté ont été placés chez un travailleur social hassidique.

- Avec la collaboration de Katia Gagnon