Au Nunavut, sept adultes inuits sur dix souffrent d'insécurité alimentaire. Cette statistique, comparable aux taux en vigueur dans de nombreux pays subsahariens, scandalise de plus en plus d'habitants du territoire nordique canadien, épuisés de se casser la tête pour nourrir leur famille. Portrait d'un mal sournois.

Il ne pêche pas. Ne chasse pas le phoque et ne se promène pas en motoneige dans Iqaluit. Israël Mablick n'a tout simplement pas de temps pour les activités les plus populaires du Nunavut. Père d'une famille de six enfants, il travaille plus de 70 heures par semaine pour une seule raison: nourrir sa famille. Et il ne suffit pas à la tâche.

«Je dépense de 900 à 1000$ aux deux semaines pour la nourriture, il ne me reste plus que 100$ par semaine pour tout le reste», raconte celui qui travaille de nuit comme gardien de sécurité dans des édifices de la capitale du Nunavut, Iqaluit. «Mais malgré les grosses factures d'épicerie, chaque mois, il y a des jours où ma femme, mes enfants et moi devons sauter des repas.»

Au moment de la visite de La Presse dans la petite maison de deux pièces qui héberge 11 personnes, la famille Mablick traverse une période particulièrement difficile. L'automobile qui permet à Israël de se rendre au travail -une Mercury Grand Marquis 1997- vient d'être réparée. Résultat: les centaines de dollars consacrés à la réparation ont dû être retirés du budget de l'épicerie.

Le frigo? Presque vide. Une canette de Kam, déjà ouverte, trône presque seule sur l'étage supérieur. Quelques morceaux de caribou partagent l'étage central avec une miche de pain et deux douzaines d'oeufs. «Il reste de quoi faire un repas ou deux. Et le prochain chèque de paie arrivera dans une semaine», admet le père de famille qui n'a lui-même rien avalé de la journée.

Autour de lui, la maison bourdonne. Les enfants courent dans tous les sens dans le petit deux-pièces que la famille partage avec la mère d'Israël, son conjoint et quelques autres parents. Cela leur permet de ne pas payer de loyer et de consacrer davantage d'argent à l'épicerie.

Dans le passé, à court de ressources, le couple a dû se résoudre à donner un enfant en adoption, un geste qui les hante. «C'était mieux pour le petit. Il est heureux et nous sommes heureux quand nous pouvons le voir», se console le papa de 35 ans.

La statistique qui dérange

Au Nunavut, la situation d'Israël Mablick est la règle plutôt que l'exception. Selon le seul sondage sur la santé des Inuits qui a été réalisé en 2007 et 2008 par l'Université McGill avec la collaboration des autorités inuites, 68,8% des adultes inuits du Nunavut vivent dans l'insécurité alimentaire.

Les enfants ne s'en tirent pas mieux: 70% des bambins d'âge préscolaire vivent dans des foyers qui n'ont pas un accès suffisant à la nourriture.

«L'insécurité alimentaire, ça veut dire que quand ils ouvrent leur réfrigérateur, il est vide», tonne Ron Mongeau, administrateur de la petite municipalité de Pangnirtung, pour illustrer le concept d'insécurité alimentaire, utilisé par les Nations unies et les scientifiques. «C'est une statistique qui fait peur et qui est inacceptable dans le monde occidental», déplore-t-il.

En guise de comparaison, dans l'ensemble du Canada, 8,2% des ménages font face à ce problème. Le taux d'insécurité observé au Nunavut s'apparente à celui de pays en voie de développement et est le plus élevé parmi tous les peuples autochtones vivant au sein de pays développés.

La grogne s'intensifie

Si les Inuits admettent que la faim et l'insécurité alimentaire ont toujours fait partie de leur histoire millénaire -à l'époque pas si lointaine de la nomadicité, une mauvaise chasse pouvait mettre tout un village au bord du gouffre-, ils sont de plus en plus nombreux à s'insurger contre le phénomène.

Leesie Papatsie est de ceux-là. Outrée par les prix de la nourriture de plus en plus élevés, irritée de voir autant de jeunes familles incapables de nourrir leurs enfants et surprise par le manque de connaissance du Canada «du Sud» à l'égard de l'insécurité alimentaire dans le Canada arctique, Mme Papatsie a mis sur pied avec quelques collaborateurs une page Facebook intitulée Feeding my family (Nourrir ma famille) sur laquelle les habitants du Nunavut sont invités à partager des renseignements sur le coût des aliments. En quelques mois, Feeding my family a fait 20 000 adeptes.

Tous les jours, des Inuits y crient leur rage et reçoivent des courriels de soutien. L'hiver dernier, dans un élan peu fréquent au Nunavut, des centaines de membres du site ont pris part à des manifestations contre les prix élevés dans plusieurs communautés du territoire.

«En vivant aussi isolés, les Inuits ont toujours privilégié l'harmonie sociale. Nous n'aimons pas secouer la barque», dit Mme Papatsie, qui a pris l'habitude de nourrir non seulement sa famille immédiate, mais aussi ses neveux et nièces. «Le jour où l'un d'entre nous se lève pour dénoncer une situation, cependant, tous les autres le suivent.»

Israël Mablick s'est joint à la campagne de Feeding my family il y a quelques mois. Et il est prêt à aller plus loin si les prix ne deviennent pas plus raisonnables et si son réfrigérateur ne se remplit pas. «Je songe sérieusement à me lancer en politique. Le reste du Canada doit entendre notre voix».

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Se nourrir au Nunavut

14 815 dollars: dépense annuelle moyenne pour la nourriture des résidants du Nunavut

7262 dollars: dépense annuelle moyenne pour les résidants de l'ensemble du Canada

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Le Nunavut

Plus jeune territoire nordique canadien né d'une séparation d'avec les Territoires du Nord-Ouest le 1er avril 1999, le Nunavut est à la fois la plus grande subdivision du Canada et la moins populeuse avec une densité de population de 0,015 par kilomètre carré. En 2011, la population du Nunavut, majoritairement inuit, était estimée à quelque 32 000 personnes. Selon Statistique Canada, sa croissance démographique est l'une des plus rapides du pays. Le Nunavut est beaucoup plus jeune que le reste du Canada. Alors que dans l'ensemble du pays, 16,7% de la population a moins de 15 ans, au Nunavut, ce chiffre atteint 32,7%. L'inuktitut est la langue maternelle de 68% de la population.

Source: Statistique Canada, 2011-30

Photothèque Le Soleil

Leesee Papatsie et son mari William Fennell font leur épicerie.